«Serein et concentré.» Voilà l’état d’esprit d’Emmanuel Faber, qui vient de boucler l’acquisition, aux Etats-Unis, de WhiteWave. Cela permet à Danone qu’il dirige de devenir le numéro 1 mondial du bio. En outre, sa filiale américaine est désormais reconnue comme une entreprise à «bénéfice public» : servant l’intérêt général en restant à but lucratif.

Pour ce patron de 53 ans, père de trois enfants, venant travailler au siège parisien boulevard Haussmann en jean et chemise blanche, cela veut dire beaucoup. Rien moins qu’une concrétisation du grand rêve d’Antoine Riboud : constituer une entreprise à double finalité économique et sociale. Au printemps dernier, Danone (100 000 salariés dans le monde et 22 milliards d’euros de chiffre d’affaires)s’est donné pour feuille de route de devenir une «B Corp» : une société régie par ses performances économiques, mais aussi sociales et environnementales.

Emmanuel Faber s’attache «à concilier l’inconciliable, à repousser sans cesse les limites», souligne Frédéric Dalsace, professeur à HEC, qui faisait du ski de compétition avec lui. «Ce gros bosseur veut changer de quelques degrés la direction du monde.» Une telle visée est assez rare au sein des dirigeants du CAC 40. Mais voilà bien longtemps que ce montagnard originaire de l’Isère fait bande à part. Le militant écologiste Cyril Dion (cofondateur du mouvement Colibris avec Pierre Rabhi), le décrit comme «profond, brillant et ambitieux, très porté vers la recherche spirituelle». Il se souvient qu’au Forum social mondial de Belém, en 2009, Faber avait été vivement pris à parti par les altermondialistes. Mais que le lendemain matin, il lui avait confié les comprendre. Son éditeur chez Albin Michel, Jean Mouttapa, aime cet homme plein de doutes, toujours en état de tension. «Emmanuel Faber sent qu’il peut faire bouger les choses. Il a l’ambition de rendre son entreprise plus écolo et ce, à grande échelle.»

Tous s’accordent à le trouver un peu «mystérieux».Surnommé par l’Expansion «le Moine-Soldat», il a pourtant fendu l’armure l’an dernier, lors de la remise des diplômes HEC. Aux élèves médusés, il a raconté ce qui a changé sa vie : le jour où, dans cette école dont il est sorti en 1986, il a appris que son frère était schizophrène et qu’il allait être interné. «J’ai été submergé par l’impact de mes déclarations, avoue-t-il à présent. Les sollicitations sont venues de partout. C’était touchant, et cela m’a permis de faire de belles rencontres.»

Il a séduit Riboud dans les années 90 alors qu’il était banquier d’affaires chez Barings. A l’époque, il avait écrit un livre où il rejetait comme une imposture l’idée que des entreprises puissent se proclamer citoyennes alors qu’elles ne recherchaient que le profit. «Voilà un catholique lumineux et original, sûr de lui, intéressant», se souvient son éditeur d’alors. A 33 ans, il était encore en quête de sens, quand Franck Riboud, le fils d’Antoine, l’a appelé pour rejoindre Danone. «C’était un patron iconoclaste dans une entreprise incroyable. Je n’avais pas le droit de ne pas essayer avant de condamner définitivement le modèle», explique-t-il. Très vite, il s’avère que Danone est fait pour lui et inversement. Il se montre un négociateur redoutable doté d’une intelligence hors pair avec toujours deux ou trois coups d’avance. Mais ce dirigeant qui se montre intransigeant en affaires reste un humaniste, à la recherche d’échanges avec des personnalités de tous horizons.

Il a le déclic lorsqu’il croise le pionnier du microcrédit, Muhammad Yunus. Ensemble, ils s’emploient à améliorer la nutrition des enfants pauvres du Bangladesh. «Grameen Danone Foods Ltd» ne distribue pas de dividendes à ses actionnaires, la valeur créée est partagée entre tous ses partenaires. Cette microréalisation fait parler. A Paris, Martin Hirsch lui demande d’imaginer des solutions pour faciliter l’alimentation infantile en France. Cela débouche sur un programme avec Blédina. Depuis, ces deux acharnés ne se quittent plus. «Ce qui me stupéfie, c’est le temps qu’Emmanuel Faber passe sur ces causes humanitaires, alors qu’il a la responsabilité d’une entreprise mondiale, souligne Martin Hirsch. Bill Gates, lui, a attendu d’être à la retraite.»

L’hommage est appuyé. A la mesure de l’énervement que Faber peut susciter : comment lui et sa multinationale pourraient-ils être irréprochables dans tous les pays (de la Chine à l’Indonésie) et sur tous les dossiers (sociaux, environnementaux) ? Le 22 juin, à Berlin, il a souligné devant ses pairs l’ampleur de la révolution que doivent affronter les géants de l’agroalimentaire. Dans le monde riche, l’heure est au bio, au sain, au local. Le modèle productiviste est remis en cause. Dans les pays en développement, l’alimentation peine à devenir un des droits de l’homme. Payé 2,8 millions d’euros par an, il leur a glissé qu’il y avait des «décisions qui l’empêchent de dormir». Quand on l’interroge là-dessus, il s’irrite un peu : «Pour que ma vision devienne réalité, il faut accepter des compromis. Mais il y a des cas où cela devient des compromissions. Il m’arrive d’être fatigué, découragé. Il y a la peur, les “à quoi bon”. Je ne suis pas un surhomme vous savez !»

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