Perturbations référentielles
L’absence de structuration du mouvement comme de référence historique perturbe les philosophes. Ce mouvement ne ressemble à rien. Ce n’est pas Mai 68 revisité quarante ans après. Cynthia Fleury rappelle fort justement que « Mai 68 c’était essentiellement une révolution autour de la liberté contre l’autorité. Aujourd’hui c’est une insurrection contre l’inégalité. » Le sociologue Michel Wieviorka observe que ce mouvement « ne ressemble en rien à Mai 68, et pas davantage à la grève de 1995, et ses acteurs n’en parlent pas. Il n’est en aucune façon révolutionnaire, au sens où il ne vise pas à prendre le pouvoir d’État. »
 
A quel autre modèle historique rattacher les Gilets jaunes ? Le sociologue Alexis Spire, qui vient de publier aux Éditions du Seuil, Résistances à l’impôt, attachement à l’État, tente de chercher une parenté avec les jacqueries « dans le sens où elles étaient des explosions populaires qui rassemblaient dans les campagnes bien au-delà des seuls travailleurs agricoles et qui n’avaient pas de représentant mandaté ni de vision cohérente de l’émancipation. » Autre point commun des jacqueries avec le mouvement actuel, « elles étaient dirigées contre la noblesse qui était vue comme une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple. » Mais il ajoute aussitôt que la comparaison doit être nuancée : « L’Ancien Régime était le règne de l’arbitraire et les inégalités fiscales étaient criantes. Les jacqueries partaient à l’assaut des châteaux en s’alliant parfois aux bourgeois des villes. Elles s’accompagnaient d’une grande violence de la part des insurgés mais aussi dans la répression qui en découlait. » Nous n’en sommes pas (encore) tout à fait là. 
 
Certains cherchent à voir dans les Gilets jaunes des réminiscences du poujadisme. On y retrouve le même discours anti-élites, qu’elles soient politiques ou économiques. Alexis Spire souligne : « Le thème des petits contre les gros est un fil rouge des mobilisations contre l’impôt mais ça ne suffit pourtant pas à en faire un énième mouvement poujadiste, car ce n’est pas la même morphologie sociale. ».
 
Objet complexe non analysé
Sans comparaison historique pertinente, le mouvement des Gilets jaunes est un objet complexe qui semble échapper à l’analyse. Marcel Gauchet s’en inquiète car il constate bien plus qu’une fracture sociale, une véritable « dislocation sociale ». Écoutons-le : « On est encore plus loin dans le morcellement de la société. Entre des blocs, c’est ce que montre ce mouvement, qui n’ont même plus de langage commun. On ne se comprend plus. Et pour une société politique et démocratique, c’est ce qu’il y a de plus grave. » Il précise sa pensée en expliquant que cette « France des fins de mois difficiles », elle vient de très loin. « Et comme toujours, dit-il, ce qui est imprévisible, c’est le moment où il y a un retournement de la situation sous forme de protestation. On subit, on subit, et puis un jour ça explose. Il n’existe pas de sismographe de ce genre de phénomène. »
Selon lui, la fracture n’est plus seulement sociale, elle est devenue morale. « On a perdu le langage commun. ‟Vous ne savez pas ce que nous vivons″ versus ‟vous ne comprenez pas la mondialisation″. Voilà l’échange auquel nous assistons. C’est évidemment sans issue. » 
 
Cynthia Fleury observe aussi ce dialogue de sourds : « Il y a dans les Gilets jaunes tous ceux qui sont délaissés, oubliés, qui travaillent, qui ne sont pas des assistés ou des profiteurs, qui ne sont pas les plus pauvres mais qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts. C’est cette France-là, cette majorité silencieuse qui s’est tue jusqu’à présent qui aujourd’hui se met ensemble. » Ce mouvement spontané, décrit ainsi, pourrait déboucher sur des solutions, des discussions, des accords et peut-être de réels progrès. Or au contraire, il inquiète la philosophe. En effet, la grande caractéristique des Gilets jaunes semble une entrée dans le ressentiment. « Et c’est considérablement inflammable. Le ressentiment n’a jamais constitué une conscience de classe commune, un dialogue. »
 
Il faut entendre ce ressentiment. Bernard-Henri Lévy exhorte les politiques ; il ne faut surtout pas dire « Cachez ce peuple que je ne saurais voir » ou « virez-moi ces Gilets jaunes qui ne sentent pas bon le diesel ». La société serait suicidaire si elle restait sourde. Les politiques pourraient voir dans cette éruption sociale une chance de réinventer le politique et la citoyenneté. Dans le cas contraire, tous les philosophes s’accordent à dire que tout peut arriver, même l’enfantement de monstres.
 
Quand la pensée est démunie, il faut panser
Comment comprendre, comment entendre ce désespoir que forge une immense régression accablant des millions de gens ? Bernard Stiegler, dans son dernier livre estime que « la pensée, sous toutes ses formes est absolument démunie ».  Elle arrive trop tard. En revanche, il n’est jamais trop tard, selon lui, pour panser. « Et si la pensée est démunie c’est parce qu’elle a cessé de penser comme soin, comme panser. »
La mauvaise humeur, la colère, la rage, la violence, le ressentiment sont, chacun à leur mesure, les divers symptômes d’une maladie engendrée par une technosphère exorbitée et exorbitante. Une technosphère mondialisée qui a laissé les humains dans un parfait dénuement thérapeutique. S’accumulent alors les bombes à retardement et autres charges explosives résultant de cette incapacité de penser. Une des façons de « panser » serait de veiller à humaniser les réponses. À remettre de l’humain au cœur de toutes les décisions politiques. À ne pas fuir le réel ni poursuivre des ombres ou des totems dogmatiques. Sera-ce encore suffisant aujourd’hui ?

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