Une intelligence artificielle “artificielle”
De même, certains services dits “intelligents” s’appuient largement sur la mise au travail de petites mains. Une intelligence artificielle “artificielle” en quelque sorte. Un travail au service de la machine, où ces ouvriers du numérique accomplissent des microtâches maigrement rémunérées. « Le digital labor marque ainsi l’apparition d’une nouvelle manière de travailler : tâcheronnisé, parce que le geste humain est réduit à un simple clic ; dataisé, parce qu’il s’agit de produire de la donnée pour que les plateformes numériques en tirent de la valeur » explique Antonio Casilli. Et c’est bien là que la data blesse. Aliénation et exploitation : aux tâcherons du web installés dans le Nord, s’ajoutent le plus souvent des homologues situés en Inde, aux Philippines, ou dans des pays en voie de développement, où le salaire moyen est bas, où ils sont parfois rémunérés moins qu’un centime par clic.
 
Encadrer le digital labor par le droit ?
Ces nouvelles formes de travail échappent encore aux normes salariales. Néanmoins, les recours collectifs contre les plateformes numériques pour revendiquer certains droits se sont multipliés ces dernières années. À l’image des chauffeurs Uber ou des livreurs Deliveroo qui tentent, par voie de justice, de faire requalifier leur contrat commercial en contrat de travail. Face à cette précarisation du travail numérique, Antonio Casilli envisage trois évolutions possibles pour une reconnaissance sociale, économique et politique du digital labor.
 
« De Uber aux modérateurs des plateformes, le droit du travail classique — donc la requalification en salariat — pourrait permettre une reconnaissance de leur statut. Mais le travail dépendant n’est pas forcément la panacée. Aussi, on voit de plus en plus se développer des formes de plateformes coopératives où les usagers deviennent les propriétaires des moyens de production et des algorithmes. » Antonio Casilli voit toutefois des limites à ces deux évolutions. Pour lui, une troisième voie est possible. « Nous ne sommes ni les petits propriétaires, ni les petits entrepreneurs de nos données. Nous sommes les travailleurs de nos données. Et ces données personnelles, ni privées, ni publiques, appartiennent à tous et à personne. La vie privée doit être une négociation collective. Il nous reste à inventer et à faire émerger des institutions pour en faire un véritable bien commun. Internet est un nouveau champ de luttes » s’enthousiasme le chercheur.
 
Fiscalité numérique pour revenu de base
Alors, les données personnelles de moins en moins personnelles ? « Chacun d’entre nous produit de la donnée. Mais cette donnée est, en fait, une ressource collective, appropriée et privatisée par des plateformes. Ces plateformes devraient non pas rémunérer à la pièce la donnée de chaque individu, mais plutôt restituer, redonner à la collectivité nationale ou internationale, via une fiscalité équitable, la valeur qu’elles ont extraite » détaille Antonio Casilli.
En mai dernier, le règlement général sur la protection des données (RGPD) est entré en application dans l’Union Européenne. Entre autres, ce texte protège désormais les données comme des attribut de la personnalité et non plus comme une propriété. Ainsi, théoriquement, chacun peut désormais consentir librement – et à tout moment – à l’exploitation de ses données personnelles et retirer son consentement aussi simplement.
 
Si la régulation passe aujourd’hui par un ensemble de mesures de protection, la mise en place d’une fiscalité telle que promue par Antonio Casilli permettrait l’instauration d’un revenu de base inconditionnel. Le fait même d’avoir cliqué ou partagé une information pourrait donner droit à cette redevance et permettrait à chaque utilisateur d’être rémunéré pour n’importe quel contenu posté en ligne. Ce revenu ne serait donc pas lié aux tâches réalisées mais reconnaîtrait la valeur issue de ces contributions. En 2020, plus de 20 milliards d’appareils seront connectés à l’internet des objets. Le marché de la donnée pourrait ainsi atteindre près de 430 milliards d’euros par an d’ici là selon certaines estimations, soit ⅓ du PIB de la France. Les données ne sont définitivement pas des marchandises comme les autres.

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