De la connerie naturelle
Nous ne nous serions jamais permis d’utiliser ce terme si nous n’avions pu nous placer pour cela sous la haute autorité du Professeur René Zazzo. Celui-ci, afin même de mieux cerner la notion d’intelligence, consacre en effet un chapitre à la question : « Qu’est-ce que la connerie (madame) ? », Car, pour lui, on peut être à la fois con et intelligent, et « le contraire de la connerie, ce n’est pas la logique » (p. 47).

Ce contraire serait donc une forme d’intelligence différente de l’intelligence logique (celle de l’IA), forme dont la connerie signifierait l’insuffisance, ou l’absence. Intelligence que l’on pourrait peut-être définir comme la conscience de ses insuffisances et de ses limites. D’où la clé du paradoxe : pour reconnaître que l’on n’est pas intelligent (que l’on ne met pas suffisamment en jeu cette conscience critique), il faut l’être, c’està-dire déjà être capable de conscience critique. Cette « autre dimension » de l’intelligence, la plus haute, serait en quelque sorte un antidote pour la connerie.

Précisément, le propre d’un con est de ne pas se douter qu’il l’est. « Pour le savoir, il lui faudrait se décentrer, se voir avec les yeux d’autrui… Ce qui suppose alors qu’il ne le serait pas » (p. 52). Le drame est que la connerie est hélas très répandue. Dans une recherche portant sur elle, écrit Zazzo, « les volontaires pour constituer la population d’expérience, c’est pas ça qui manque ». Les exemples abondent de connerie à l’état brut, celle qui fait plonger dans une piscine sans eau, courir sur le toit des trains qui vont passer sous des tunnels, ou se mettre à quinze pour tabasser sans raison un lycéen sans défense.

Ainsi, la tension qui oppose l’insuffisance de maîtrise à l’efficacité technique, pour laquelle l’IA serait le pôle supérieur, ne se superpose pas avec une autre tension, qui oppose connerie et intelligence critique. Comme elles ne jouent pas sur le même terrain, l’intelligence humaine (en tant que critique) n’aurait pas à craindre l’intelligence artificielle. Mais est-on cependant sûr d’être à l’abri de l’émergence d’une connerie artificielle ?

De la connerie artificielle
A priori, la connerie est le propre de l’homme. Comme l’a fait observer Cédric Villani à propos de l’échec d’APB, ce n’est pas l’algorithme en lui-même qui est responsable de l’énorme « couac » qu’a connu l’affectation des lycéens dans les établissements d’enseignement supérieur, car les problèmes rencontrés relèvent de la responsabilité politique. « Le logiciel en lui-même n’a rien à se reprocher ». La connerie est humaine, non technique.

Pourrait-on cependant identifier les circuits neuronaux de la connerie, élaborer des programmes permettant d’être toujours plus cons, et construire des robots experts en connerie ? Mais à quoi cela servirait-il : nous sommes déjà si forts en connerie naturelle !

L’intelligence artificielle est une forme acérée d’intelligence logique, mais non encore d’intelligence critique. Il est donc logique que nous n’ayons pour l’instant (mais, à notre avis, pour toujours, la connerie n’étant le propre que de l’homme, et ne se manifestant ni chez les animaux, ni chez les végétaux), aucune preuve de connerie artificielle.

Pour arriver à ce stade, il faudrait que les « machines » (robots et programmes) aient accès à l’intelligence critique, dont la connerie humaine naturelle est comme le témoin en creux. Aller toujours plus loin dans le champ de l’intelligence logique ne fait courir aucun risque de connerie, sauf à celui qui ferait un usage non critiqué de cette forme d’intelligence, et qui serait donc déjà con « par nature ». En somme, et paradoxalement, la connerie est notre arme fatale contre de possibles excès de l’IA.

Répondons enfin à notre question de départ
Faut-il donc craindre aujourd’hui l’intelligence artificielle ? Nous pouvons certes craindre une forte disparition d’emplois, sur des tâches automatisables. Mais le problème est alors celui de la juste répartition des richesses produites, et de la place à donner au travail dans la vie humaine. Problème que l’homme, s’il n’est pas trop bête, devrait pouvoir résoudre intelligemment.

Décidément, nous pouvons conclure que l’intelligence artificielle est beaucoup moins à craindre que la connerie naturelle, qui triomphe malheureusement (entre autres !) chez de trop nombreux chefs d’État. Par pure charité, nous ne citerons aucun nom. Mais, hélas, ils ne se reconnaîtront pas (puisqu’ils sont cons). En cette période de vœux, nous nous contenterons d’espérer qu’ils finissent par être touchés par la grâce de l’intelligence critique, celle qui fait douter de soi, et s’interroger sur la valeur de ses actes, et les conséquences de ses décisions.

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