Le capitalisme manque de projets. Les entreprises rendent l’argent aux actionnaires plutôt que de l’investir là où il serait utile de le faire. Seule la transition écologique pourrait le rassasier.

Le capitalisme se mord la queue. Faute de projet, il en vient à dévorer son capital. Ce qui représente une vraie menace sur l’avenir, car le capitalisme porte une formidable efficacité économique. Nous lui devons largement la fabuleuse progression des conditions de vie depuis deux siècles. Même ses contempteurs les plus féroces, comme le sociologue suisse Jean Ziegler , le concèdent.

Le capitalisme a pourtant devant lui un magnifique chantier. Mais il ne pourra s’en emparer tout seul. Il devra être sauvé par ses ennemis, comme il l’a déjà été à plusieurs reprises dans le passé.

Pente naturelle : l’accumulation

Commençons par nous entendre sur les mots, car nous sommes ici dans le moulin à fantasmes. L’essayiste anarchiste Pierre-Joseph Proudhon a donné une définition limpide du capitalisme il y a plus d’un siècle et demi : « régime économique et social dans lequel le capital comme source de revenus n’appartient généralement pas à ceux qui l’utilisent dans leur propre travail. »

L’historien Fernand Braudel a ensuite dissipé la confusion fréquente entre économie de marché, espace de concurrence (où la pente est la « baisse tendancielle du taux de profit » pointée par Karl Marx), et le capitalisme, « étage supérieur » dominé par des monopoles (où la pente naturelle est l’accumulation, aussi pointée par Marx et mise en évidence récemment par les travaux de Thomas Piketty).

Excès de pouvoir

Si le capitalisme est redoutablement puissant, c’est parce qu’il permet d’accumuler du capital, et que ce capital est ensuite investi là où il est le plus efficace – machines, infrastructures de transport, recherche, etc. Il est tellement puissant qu’il ne peut pas exister sans opposants – Etat, syndicats, intellectuels. « Sans cette présence de contrepouvoirs, le capitalisme disparaîtrait dans son excès de pouvoir, par les déséquilibres de revenus, les pertes de production et les révolutions qui en découleraient », explique Sébastien Groyer, qui est à la fois philosophe et capital-risqueur, dans  sa thèse passionnante .

Or, aujourd’hui, le capitalisme a perdu le nord. Il ne sait plus où aller. Pour être plus précis, les acteurs du capitalisme – dirigeants d’entreprise et grands investisseurs – ne savent plus quoi faire des masses d’argent qu’ils font circuler. Ils n’ont plus de grands projets. Du coup, cet argent revient aux actionnaires. Au lieu de lever de l’argent en émettant de nouvelles actions pour financer leur essor, les entreprises rachètent leurs vieilles actions. A lui seul, le géant du numérique Apple a annoncé  un « buy back » de 100 milliards de dollars .

Entreprise sans projets

Les partisans de cette étrange pratique avancent deux arguments pour la justifier. D’abord, quand les taux d’intérêt sont bas, une entreprise dégage davantage de rentabilité en empruntant pour racheter des actions. C’est parfaitement exact. Mais elle pourrait espérer encore plus de profits si elle avait de beaux projets à financer.

Ensuite, il vaut mieux qu’une entreprise sans projets rende l’argent à ses actionnaires, mieux placés qu’elle pour détecter des innovations prometteuses. C’est à nouveau exact… sauf que les actionnaires qui reçoivent cet argent ne semblent pas le replacer dans d’autres firmes. Ils préfèrent notamment gonfler les bulles immobilières qui se forment un peu partout.

Nanifié par la loi de Moore

La révolution numérique aurait bien sûr dû constituer une magnifique opportunité d’investissements. Dans sa campagne pour l’élection présidentielle de 1992, Bill Clinton faisait d’ailleurs miroiter un ambitieux projet d’«  autoroutes de l’information  ». Mais ce projet a absorbé trop peu d’argent. Il est devenu une banale modernisation des réseaux de télécommunications. Au-delà, l’impact économique et financier des technologies de l’information a été nanifié par la terrible  loi de Moore qui divise par 1.000 tous les dix ans le prix de la brique de base de cette révolution, la puce électronique.

Or le capitalisme n’a jamais été aussi efficace que pour mobiliser d’énormes sommes d’argent destinées à financer des projets colossaux. Expéditions maritimes vers les nouveaux mondes au XVIe siècle, villes et réseaux de chemins de fer à partir du XIXe, infrastructures (électricité, routes, télécommunications) et grandes usines de la production de masse au XXe… Aujourd’hui, rien ne semble à la hauteur. Le numérique coûte trop peu cher. La révolution suivante, celle de la biologie, semble atteinte par le même virus – le prix du séquençage du génome humain a été  divisé par 10.000 en dix ans .

Croissance insoutenable

Rien… sauf le plus formidable défi de l’histoire de l’humanité : le sauvetage de la planète. On le sait au moins depuis  le rapport du Club de Rome publié en 1972, la croissance financée par deux siècles de capitalisme est insoutenable dans le temps. Trop gourmande en ressources non renouvelables. Trop menaçante pour l’équilibre biologique et climatique qui a permis l’éclosion de la vie et l’épanouissement de l’espèce humaine. Seul le capitalisme est assez puissant pour financer la transition écologique et énergétique. Seule l’écologie est assez ambitieuse pour donner un nouveau projet au capitalisme.

Mais le capitalisme est incapable de faire ce basculement tout seul. Comme toujours, il a besoin de normes, d’impulsions, de contraintes pour réussir. Cette fois-ci, il lui faudra en plus un nouvel ingrédient, car la survie de la planète n’est pas un revenu qui peut profiter à quelques-uns. C’est un bien commun. nous devrons donc créer de nouveaux canaux financiers, un autre partage des risques et des revenus. Finalement, ça tombe bien : la propriété la plus fascinante du capitalisme, c’est sa capacité à se réinventer.

Jean-Marc Vittori 

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