Conçu pour modifier en douceur nos biais comportementaux de manière à nous faire adopter un comportement plus responsable, le nudge a été largement mobilisé par les pouvoirs publics lors de la crise sanitaire. Fait moins connu, son utilisation s’étend désormais bien au-delà de la communication politique, comme en témoigne cet extrait choisi de l’enquête Souriez, vous êtes nudgé ! (Éditions du Faubourg, 2021), d’Audrey Chabal, en librairie ce jeudi 8 avril. Entre bonnes intentions de départ et risques de manipulation outrancière, le nudge ne nous influence-t-il que « pour notre bien », comme le prétend l’un de ses principaux défenseurs, Éric Singler, directeur général de la société BVA ?

Quand je demande à Éric Singler si l’on ne peut pas, à propos du nudge, parler de « manipulation des esprits », il me répond très franchement : « oui, mais en fait, qu’est-ce qui n’est pas de la manipulation ?  » Voilà qui est dit. Et pour étayer son propos, Éric Singler poursuit : « un journal télévisé, il choisit des sujets, il choisit un journaliste. Ce que l’on sait en nudge, c’est que rien n’est neutre, tout est manipulation. »

Je trouve que faire le lien entre journalisme et manipulation est un raccourci facile. Je me permets donc une petite parenthèse : oui, l’objectivité du journaliste, c’est du flan, mais cela ne veut pourtant pas dire que l’on cherche à manipuler ! Nous avons tous des opinions, une histoire, un parcours, nous travaillons pour tel ou tel média qui a une ligne éditoriale, un lectorat à satisfaire. Tous ces paramètres font que nous zoomons sur telle information plutôt que telle autre ; c’est notre boulot, ça s’appelle la hiérarchisation de l’info. C’est un débat infini et intéressant. Pourquoi pousser tel sujet plutôt que tel autre ? (…)

En masculinisant la fiche d’un emploi perçu comme féminin, les hommes ont été plus enclins à déposer leur candidature
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Pourquoi en suis-je venue à poser cette question de la « manipulation des esprits » à Éric Singler ? Parce qu’il me racontait une expérimentation très concrète. Son équipe a accompagné une grande entreprise à embaucher plus d’hommes au service des ressources humaines, car les femmes étaient surreprésentées dans ce service. Comment ? En modifiant les termes employés dans le descriptif de poste. En masculinisant la fiche d’un emploi perçu comme féminin, les hommes ont été plus enclins à déposer leur candidature. Sans probablement s’en apercevoir, hommes et femmes ont été influencés par l’utilisation de termes qui charrient avec eux toute notre culture patriarcale.

Éric Singler poursuit : « L’idée est d’influencer pour le bien.  » Encourager les citoyens à voter ou un milliard d’hommes à s’impliquer dans la campagne HeForShe pour l’égalité des sexes, voilà deux exemples du « bien » vers lequel la BVA Nudge Unit compte nous pousser. « Le nudge respecte la liberté de choix. Contrairement à la loi, il n’impose rien.  » Éric Singler, qui a travaillé avec l’État pour inciter les contribuables à passer à la télédéclaration d’impôts sur le revenu, affirme qu’il « aurait été plus simple de supprimer le papier ». Mais il a été décidé d’incliner la préférence du citoyen vers la dématérialisation. La télédéclaration arrange avant tout l’État, puisqu’il s’agit d’uniformiser, de simplifier et de faire des économies. Pour le contribuable, le nudge est un moyen de simplement s’habituer peu à peu, au lieu de subir de manière brutale cette nouvelle procédure.

« Si l’on permet au gouvernement de monter des campagnes d’information afin d’encourager les économies d’énergie, sa machine à propagande risque de passer rapidement de l’éducation du public à sa manipulation, à la coercition et aux interdictions », écrivent Richard Thaler et Cass Sunstein dans leur livre Nudge : comment inspirer la bonne décision (Pocket, 2012), conscients de la puissance de leur outil au point d’anticiper les critiques. Dans le dernier chapitre de leur ouvrage, ils abordent cette « pente savonneuse », pour reprendre leurs propres termes, sur laquelle pourraient glisser nos décideurs avec une telle méthode en mains.

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