On en a entendu parler, du plateau de fromages des Grands Buffets de Narbonne. Mais c’est une autre affaire lorsqu’on se retrouve pour la première fois devant ces rangées de 111 fromages, bien présentés, bien éclairés, et bien inscrits dans le Guinness des records. On s’arrête histoire de déterminer par où commencer. Aussitôt, un homme prend notre assiette, nous sert une dizaine de morceaux différents, choisis par un maître fromager. Ils sont quatre à occuper ce poste, parmi les quelque 200 salariés de ce restaurant hors norme. Ils étaient 180 à travailler ici en février. Pas mal pour un secteur qui subit une pénurie de main-d’œuvre dont on ne sait plus vraiment si elle est conjoncturelle ou structurelle.

Il faut dire que Louis Privat, le maître des lieux, a mis les moyens pour briser la spirale infernale dans laquelle sont plongées l’hôtellerie et la restauration. En janvier, il avait annoncé une augmentation de salaire moyenne de 30%, avec un traitement minimum, pour un plongeur par exemple, fixé à 1 750 euros net. De quoi faire rêver des millions de travailleurs pauvres qui galèrent avec un smic (1329 euros) ou pas loin. «On savait qu’il allait faire quelque chose, mais personne ne pensait que ce serait à ce point, se rappelle Stéphane Vacon, délégué du personnel et responsable de la réception de la marchandise aux Grands Buffets. Des salariés ont pu se projeter, certains ont pris dans la foulée un crédit pour acheter une maison ou une nouvelle voiture.»

Près de 200 salariés travaillent aux Grands Buffets de Narbonne. Dans le grand couloir du restaurant, le 5 août. (Theo Combes)
Le directeur et ses équipes anticipaient alors la pénurie de personnel à venir l’été, où les réservations sont parfois faites un an à l’avance. Le seul impératif pour les aspirants : ne pas être en poste dans le coin pour ne pas faire de concurrence sociale déloyale aux autres établissements locaux. L’idée était surtout d’amener dans le giron du secteur des personnes en reconversion professionnelle. Et mettre en lumière les conditions de travail dans l’hôtellerie-restauration : «Il faut le dire : il y a de la maltraitance sociale dans notre secteur, ce qui fait que la filière est enrayée», assène Louis Privat.

«Cette inflation, c’est aussi une occasion ratée»
Six mois plus tard, le pari est plus que remporté, avec 20 à 25 personnes recrutées. Louis Privat a eu l’embarras du choix, parmi les 1 596 candidatures reçues par les ressources humaines de l’établissement à ce jour. Dans son bureau, il raconte ces restaurants de la région qui ont dû fermer une salle voire tout leur établissement plusieurs jours de suite ou refuser des réservations, faute de personnel. «En ce moment, si vous êtes commis en cuisine, il faut en profiter, vous pouvez rapidement être promu chef», plaisante-t-il, avant de retrouver son sérieux : «Ceux qui ne donnent qu’un jour de congé par semaine à leurs saisonniers sont complètement marteaux. En termes de droit du travail, déjà, mais aussi parce qu’ils seront trop fatigués, nerveux…» Les salariés des Grands Buffets en horaires coupés ont depuis longtemps trois jours de repos en moyenne par semaine.

Des clients attendent devant les jambons affinés du buffet gastronomique. (Theo Combes)
Sauf qu’entre-temps, un autre paramètre économique et, par ricochet, social est entré dans la danse : l’inflation record. L’énergie, les prix des matières alimentaires comme des contenants sont autant de coûts que les chefs d’entreprise ont déjà commencé à répercuter sur les prix de la restauration, du kebab au restaurant traditionnel. «Cette inflation, c’est aussi une occasion ratée, juge Louis Privat. Les prix des menus et des plats vont augmenter, mais uniquement à cause des prix des denrées ou de l’énergie. Or pourquoi ce que l’on fait avec ces variables, on ne le ferait pas lorsqu’on augmente nos salariés ?»

En janvier, il avait annoncé que pour financer sa politique salariale il ferait passer le prix de son buffet gastronomique à volonté de 42,90 euros à 47,90 euros. Les clients ne semblent pas en avoir fait un casus belli. Après cette décision, le restaurant a envoyé un mail à tous ceux qui avaient réservé avant l’augmentation du prix, en expliquant la raison de ce choix. Les annulations n’ont pas augmenté par rapport à une année habituelle, assure la direction, avant d’ajouter que le taux de réservation a même progressé. Mais Louis Privat explique qu’il devra augmenter de nouveau ses prix en mars pour prendre en compte l’inflation qui touche la quasi-totalité de ses produits.

L’autre problème, c’est que l’augmentation conséquente accordée à ses salariés en début d’année est en partie absorbée par celles de l’essence, de l’électricité ou des produits de première nécessité. Une convention entre la direction et les salariés vient d’être signée : à partir d’octobre, les salaires des Grands Buffets seront indexés sur l’inflation, et ce tous les six mois. Une idée qui rejoint l’une des positions défendues par la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) à l’Assemblée, et refusée par le trio Renaissance-Les Républicains-Rassemblement national. «Il n’y a presque plus rien à négocier, on ne peut qu’accepter, rigole l’élu du personnel Stéphane Vacon. Personne n’est venu voir la direction pour lui réclamer quelque chose, et la direction vient malgré tout avec des propositions qu’on ne peut pas refuser.»

Pâtés de tête et éclats de rire
En février, les salariés avaient eu le choix, lors d’une consultation, entre être augmentés par le biais d’une prime d’intéressement mensuelle, donc avec moins de cotisations sociales et plus de net, ou bien 15% d’augmentation en net, avec moins sur le compte à la fin du mois mais plus de salaire différé. Les salariés avaient à l’unanimité choisi l’option intéressement. A partir d’octobre, ces augmentations de salaire, qui se rajoutent à celles de janvier, seront en revanche classiques. La nouvelle grille indique pour un agent d’entretien un salaire net en octobre de 1 900 euros, dont 300 euros d’intéressement mensuel inclus, pour 40 heures hebdomadaires. C’est le «smic» des Grands Buffets.

Même si les marges du restaurant sont faibles, servir 1 000 couverts par jour, réservés longtemps en avance, donne une certaine latitude. Et quand on y entre pour la première fois, on comprend vite son succès. Une file de serveurs attend les clients. Les habitués sont conduits à leur table alors que les novices reçoivent un plan et ont droit à une visite guidée. C’est Louis Privat qui mène la nôtre. Neuf jambons de pays à la découpe d’un côté, une quinzaine de plats mijotés de l’autre, au fond une rôtisserie et, même, avec un cérémonial musical, le seul canard au sang servi quotidiennement en France, affirme-t-il avec une fierté que son masque noir peine à dissimuler.

Dans un autre espace, les célèbres 111 fromages, neuf foies gras différents, des pâtés de tête, des plats de crudités à foison 100% bio, des fruits de mer et une fontaine de homards. Une autre fontaine, de chocolat cette fois-ci, orne la partie desserts : des dizaines – faits maison –, sans compter des glaces artisanales ou des crêpes Suzette flambées à la demande. Les odeurs explosent, les yeux se paument dans ce vertige de couleurs, mais ce buffet est particulier : là où l’objectif d’un «à volonté» classique est de se remplir la panse, on découvre, on prend du plaisir à grignoter des choses qu’on ne trouve pas ailleurs ou à des prix qui feraient passer ce menu à 47,90 euros pour bon marché.

Les clients ne sont pas tous guindés. A certains endroits, il y a du bruit, des éclats de rire, la détente d’un lieu classique, alors que les Grands Buffets ne le sont pas. On est dans un restaurant des grandes occasions plus que dans un restaurant chicos. Ce que la carte des boissons et des vins permet aussi : tout est au prix caveau, des bouteilles uniquement de la région, même si le sommelier compte bientôt s’ouvrir au reste de la France. En attendant, une trentaine des 45 bouteilles de vins rouges sont à moins de 25 euros, et autour de 3 ou 4 euros le verre. La quasi-totalité des vins blancs est en dessous de ce prix, et la bouteille de champagne de Vranken-Pommery Monopole est à 25 euros également.

Tremblement de terre
Le ballet est impressionnant. Il vaut mieux que la machine fonctionne afin d’honorer les 1 000 couverts servis chaque jour de l’année ou presque dans les quatre salles aux ambiances bien distinctes – la direction annonce seulement 50 services annuels qui ne font pas le plein. Pendant trente minutes, cela se bouscule un peu entre les plats, des queues plus ou moins respectées se forment. L’attente se réduit peu à peu. On demande à l’un des travailleurs qui découpe du jambon si c’est toujours comme ça, il nous répond que le travail le midi est plus difficile que le soir ; car le service y est une heure moins long au déjeuner, que les repas sont donc moins étalés.

Dix minutes avant l’ouverture du restaurant, les huîtres de Bouzigue sont dressées dans les buffets. (Theo Combes)
On entre dans les cuisines. Il est 12h30, un homme et une femme ouvrent des huîtres, d’autres font une sauce ou découpent des légumes. Dans une petite salle bruyante cuisent d’autres mets, dans la suivante un boulanger pétrit un pain sans gluten, en face de lui une de ses collègues prépare des verrines. Louis Privat raconte par le menu les installations, soudées ici même, le plafond fait en résine qui peut se laver à la machine, les œuvres d’art accrochées au mur. Les arts décoratifs sont d’ailleurs partout aux Grands Buffets. Des sculptures, des tableaux, une carte du canal du midi vieille de plusieurs siècles, des lustres monumentaux tendance Chambord… On ne sait plus si on visite un resto ou une galerie d’art, peut-être un peu des deux.

Dans cette caverne d’Ali Baba et les 40 goûteurs, Louis Privat a fait, fin juillet, une annonce fracassante : les Grands Buffets vont quitter Narbonne, la ville natale du directeur. Sa décision est «très douloureuse» mais définitive, assure-t-il. Un souci pour l’écosystème de la ville de l’Aude, 95% des clients habitant en dehors de Narbonne. Ses relations avec le maire, qui est aussi le président de l’agglomération et qu’il a connu sur les bancs de l’école, se sont dégradées. Un désaccord sur des travaux a été le point de bascule, le Grand Narbonne assurant qu’il «ne peut ni ne veut signer de chèque en blanc à une entreprise privée au chiffre d’affaires confortable».

La décision a eu l’effet d’un mini-tremblement de terre dans la région. D’autres grandes villes du coin, comme Béziers, via son maire, Robert Ménard, ont fait des appels du pied, plus ou moins publics, pour inviter les Grands Buffets à s’installer chez elles. Surtout que Louis Privat a aussi un projet d’hôtels et une halle de produits régionaux sur 14 hectares. La mairie RN de Perpignan, la Chambre des commerces et de l’industrie et l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie des Pyrénées-Orientales ont dégainé les premiers, en se disant «prêtes à proposer des solutions à Louis Privat pour trouver en terre catalane l’écrin qui conviendra à la renommée de ce temple de la bonne chère».

On sent qu’une ville a les faveurs du directeur, mais il n’en dira pas plus pour l’heure. Quand on revient une assiette à la main, cette figure locale, connue des Pyrénées jusqu’au Gard et l’Hérault, a été happée par trois femmes, qui avaient demandé plus tôt une photo avec lui. Les convives évoquent le déménagement, lui demandent de s’installer à Sète, à Perpignan. Ils promettent tous de le suivre. La fête continuera, ici ou ailleurs.

Lire l’article complet sur : www.liberation.fr