« L’événement » – ou « The Event », dans la langue de Shakespeare. Voilà comment ce mystérieux club des cinq envisage, ce jour-là, « l’effondrement imminent » des sociétés contemporaines. Réchauffement climatique, guerre nucléaire, pandémie… À une époque où les risques systémiques paraissent chaque jour s’accentuer un peu plus, eux ont déjà choisi leur camp : celui de la fuite en avant. Et ils ne sont pas les seuls. Comme le démontre Douglas Rushkoff dans son nouveau passionnant livre-enquête, Survival of the Richest : Escape fantasies of the tech billionaires (éditions Scribe, pas encore traduit en français), de plus en plus d’ultra-riches établissent en toute discrétion des protocoles pour se réfugier sur des sites entièrement privatisés en cas de « danger ». D’autres optent pour des refuges souterrains ultra-sécurisés, voire des hôtels, censément « autonomes » en alimentation et en électricité. Tous se retrouvent en tout cas dans une sorte de grand fantasme sécessionniste, dans la droite lignée de ce que la pop culture met régulièrement en scène depuis quelques années, de Don’t look up à 2012 en passant par L’effondrement.
Sauf que le phénomène n’a ici rien de fictionnel, et devrait justement tous nous alerter. C’est d’ailleurs le point central sur lequel insiste Rushkoff dans la première partie de son livre. Avec un style narratif très prenant, l’auteur américain décrit le processus de radicalisation solitaire des milliardaires les plus obsessionnels, désormais persuadés que « l’effondrement » (terme flou que la plupart ne prend même pas la peine de définir) est à leurs portes. Au point de faire passer certains entrepreneurs collapsologues saugrenus pour des doux modérés, à l’image de l’ancien président de la Chambre de commerce américaine en Lettonie, J. C. Cole, aujourd’hui fer de lance d’une entreprise de « fermes refuges » autonomes secrètes dans la région de New York.
Pourtant engagé dans un business model clairement effondriste, ce dernier n’a ainsi « réussi à convaincre personne d’investir dans ses fermes » pour l’instant, tout simplement parce que « les projets qui attirent le plus d’attention et d’argent [dans ce secteur] sont ceux qui n’ont aucun élément coopératif et qui consistent, au contraire, à faire cavalier seul », écrit Rushkoff. « La plupart des milliardaires ‘préparateurs’ [‘preppers’, littéralement ‘ceux qui se préparent’, ndlr] ne veulent pas apprendre à s’entendre avec une communauté d’agriculteurs ou, pire, dépenser leurs profits pour financer un programme national de résilience alimentaire, observe avec effarement l’écrivain. L’état d’esprit qui les anime (…) consiste moins à prévenir de tels dilemmes moraux qu’à les garder hors de leur champ de vision. »
Sauver sa peau
Agences immobilières spécialisées dans les logements « résistants aux catastrophes », entreprises du BTP tournées vers les « habitations souterraines », sociétés de sécurité privée offrant toutes sortes de « gestion des risques »… C’est une véritable économie parallèle que décrit l’auteur de Program or be Programmed: Ten Commands for a Digital Age (2010, éditions OR Books). Entre autres cas d’études saisissants, le livre prend notamment l’exemple des refuges Oppidum, en République tchèque, sorte de suites hôtelières souterraines de luxe qui prétendent entretenir la « santé psychologique à long terme » de leurs résidents grâce à des « ampoules imitant la lumière naturelle, des piscines, des jardins artificiels et des caves à vin ». Et peu importe si les « menaces » que cette débauche de moyens est censée préparer restent largement imprévisibles ; peu importe si les îles privées que certains convoitent sont menacées par la montée des eaux ; peu importe si systèmes de sécurité de ces projets s’avèrent déjà défaillants : l’essentiel est pour eux « d’essayer » de sauver leur peau.
Que retenir exactement de ce terrifiant voyage ? Sans doute que les protagonistes de ce nouveau monde sont en réalité « les grands perdants » de leur propre jeu. Dans son ultime chapitre, l’auteur boucle ainsi son récit par un plaidoyer (un peu classique) pour la coopération et l’entraide, seule solution face à ces stratégies communautaires aussi « pitoyables » que vouées à l’échec. « Les milliardaires qui m’ont fait venir au milieu du désert pour évaluer leurs bunkers ne sont pas tant les vainqueurs de cette économie que les victimes de ses règles perverses. Ils ont succombé à un état d’esprit où ‘gagner’ signifie gagner suffisamment d’argent pour se protéger des dommages qu’ils créent… en gagnant de l’argent de cette façon », analyse avec une pointe d’ironie Rushkoff. Et d’en conclure : « Le bunker du milliardaire correspond moins à une stratégie durable qu’à une métaphore de leur approche complètement déconnectée de la vie. Le style de vie qu’il implique ressemble plus à celui d’une forteresse assiégée qu’à celui d’une oasis accueillante. » Comme les relents d’une certaine mauvaise conscience.
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