Parmi les crises qui se succèdent à un rythme épuisant dans notre pays, il faut de temps en temps ouvrir l’oeil en quête de bonnes nouvelles. Les promeneurs remarquent ainsi depuis quelques semaines le renouveau des coquelicots dans les champs de blé et en bordure de route. A une époque où tout se comptabilise, cette rumeur reste délicieusement imprécise, mais suffisamment colportée par la presse régionale, et attestée par nos propres yeux, pour que l’on puisse y accorder foi.

Plutôt que d’ennuyantes étendues d’un jaune monochrome, nous retrouvons dans nos campagnes des tableaux pointillistes, semblables à ceux des gravures anciennes. Dans « Les Très Riches Heures du duc de Berry » par exemple, célèbre manuscrit enluminé du XVe siècle qui décrit les travaux agricoles au cours de l’année, on peut voir au mois de juin, en arrière-plan d’une scène de tonte des moutons, un champ d’épis parsemé de coquelicots et de bleuets. Il n’y a pas de raison de penser que nos ancêtres étaient moins sensibles que nous à l’esthétique des paysages agricoles.

Un motif de réjouissance
Cette réapparition inattendue représente incontestablement un motif de réjouissance. Pour les pollinisateurs qui reviennent butiner. Pour la biodiversité, puisque le coquelicot offre le gîte à certains insectes, que ses graines nourrissent les oiseaux, et que ses débris organiques enrichissent le sol. Et pour nos esprits tourmentés qui ont bien besoin de profiter d’un peu de beauté gratuite. Nous sommes tous comme Proust : le coquelicot nous fait battre le coeur. Voici ce qu’en dit le narrateur de « La Recherche » à Combray : « La vue d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me faisait battre le coeur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque échouée que répare un calfat, et s’écrie, avant de l’avoir encore vue : La Mer ! » Quant aux agriculteurs, leurs rendements ne devraient pas trop en pâtir (même si la question fait toujours débat).
Les coquelicots se font remarquer depuis déjà quelques années. Les botanistes expliquent ce phénomène principalement par la transformation des pratiques agricoles. Les cultivateurs utilisent davantage de fumier et, réglementation aidant, moins de pesticides. Et les surfaces cultivées en bio ne cessent d’augmenter, malgré la crise qui traverse actuellement le secteur. Selon les derniers chiffres fournis par le ministère de l’Agriculture, plus de 14 % des fermes françaises sont désormais converties en bio, pour une surface totale de près de 3 millions d’hectares. Une évolution substantielle dont les effets positifs se constatent dorénavant à l’oeil nu.

Une nécessité environnementale
La nature n’est donc pas rancunière : il suffit de la laisser en paix un moment pour qu’elle retrouve sa forme. On estime par exemple à cinq ans le temps nécessaire au retour des vers de terre dans un sol pollué. Les images de Tchernobyl, ville fantôme devenue en trente ans une luxuriante forêt primaire peuplée d’espèces sauvages, présentent une illustration extrême de cette reconquête. Voilà qui devrait nous encourager à poursuivre à bon train la transition vers une agriculture qu’il faut cesser d’appeler « bio », en réservant plutôt à l’agriculture conventionnelle le label de « chimique ».
C’est une nécessité environnementale, vitale, et aussi légale : le tribunal administratif de Paris a récemment condamné l’Etat pour le préjudice écologique lié à l’utilisation de produits phytopharmaceutiques, en lui enjoignant de prendre les mesures nécessaires d’ici à un an.

Pour réussir cette transition et en convaincre agriculteurs comme consommateurs, cessons tout d’abord d’opposer le « naturel » au « productif ». Les maraîchers de Paris avaient développé au XIXe siècle, pour nourrir la capitale, des méthodes parmi les plus productives de l’histoire agronomique, encore étudiées aujourd’hui. On vante désormais les fermes « bio-intensives », comme celle du Bec-Hellouin, dont le modèle fut validé il y a quelques années par une célèbre étude de l’Inrae. Rien n’est plus productif qu’un sol vivant. Encore faut-il des bras pour l’entretenir et en prendre soin. A l’échelle de la France, des centaines de milliers de bras, d’autant que la moitié des exploitants actuels vont prendre leur retraite d’ici à 2030.

Lire l’article complet sur : www.lesechos.fr