Source : « Au-delà du PIB : une évaluation de la croissance du bien-être monétaire dans 14 pays européens et aux Etats-Unis », par Jean-Marc Germain, Economie et Statistique, n° 539

Parfois, le monde change de manière invisible. C’est ce qui se passe avec la mesure la plus connue de l’activité économique, le PIB. Et ces changements donnent une image très différente de l’écart entre la France et les Etats-Unis.

Depuis des décennies, les plaintes s’accumulaient contre ce pauvre produit intérieur brut. Trop global, trop moyen, trop déconnecté de la vie des vraies gens. Des critiques qui figuraient… dans l’avertissement de la première mouture des comptes de la nation, publiée début 1934 aux Etats-Unis. Son auteur, le jeune économiste Simon Kuznets (distingué par le prix Nobel d’économie en 1971) rappelait ainsi que « le bien-être économique ne peut pas être correctement mesuré tant que la répartition des revenus n’est pas connue ».
Depuis plus de deux décennies, les statisticiens débattent des moyens de fabriquer des chiffres plus proches du vécu de la population, notamment au sein de l’OCDE, le cercle d’étude des pays avancés.

Le tournant du bonheur
En 2009, le rapport commandé par le président Nicolas Sarkozy à trois économistes réputés, Amartya Sen, Joe Stiglitz (tous deux Nobel) et Jean-Paul Fitoussi, a cristallisé les réflexions. « Il est temps que notre système statistique mette davantage l’accent sur la mesure du bien-être de la population que sur celle de la production économique », affirment ses auteurs.
Depuis, les professionnels du chiffre ont pris le tournant du bonheur. Ils ont lancé des enquêtes en demandant aux citoyens d’évaluer leur bien-être. Des organismes se sont créés pour exploiter ces données de « bien-être subjectif ». L’Observatoire du bien-être, a par exemple mis en évidence le lien entre sentiment de malheur et vote d’extrême droite.

PIB « démocratique »
Les statisticiens ont exploré une deuxième piste. Chiffre global, le PIB reflète de moins en moins ce que vit chacune ou chacun dans une société diversifiée. Pour avoir une vision plus détaillée, des économistes, dont le Français Thomas Piketty, ont réparti les chiffres du PIB en dix groupes de personnes : les 10 % aux plus faibles revenus (le « premier décile »), les 10 % suivants, etc. Ce sont des « comptes nationaux distribués ».
Pour revenir à un seul chiffre, d’autres chercheurs ont exploré une troisième piste : le « PIB démocratique ». L’idée est simple. Imaginons un pays où le PIB a doublé. Ce doublement ne correspond à la même réalité si tous ses habitants ont profité d’un doublement de leurs revenus… ou si un seul a reçu tous les revenus supplémentaires.

Objectif : le bien-être
La croissance « démocratique » consiste à calculer non la hausse moyenne du revenu, mais la moyenne des hausses du revenu de chaque habitant, quel que soit son niveau de revenu. « Un homme, une voix » devient « un homme, une croissance ».
Cependant, le PIB démocratique et les comptes distribués n’intègrent pas le bonheur. Or le but de l’action politique n’est pas le revenu de la population ou son PIB, mais son bien-être. Dans un article récent , Jean-Marc Germain, conseiller du directeur de l’Insee, va plus loin en combinant sondages sur le bien-être et comptes nationaux distribués.

« PIB ressenti »
En posant de nombreuses hypothèses, Jean-Marc Germain attribue une valeur monétaire à la satisfaction procurée par la distribution des revenus. Ce qui lui permet d’estimer un « bien-être monétaire » pour chaque individu.
Comme on parle de température ressentie (l’impression de froid est plus intense quand souffle un vent glacial, celle de chaud quand l’air est humide), il devient possible de parler de « PIB ressenti » (davantage de gens ressentent la croissance quand elle est par exemple partagée).
Les résultats sont fascinants. Ils bousculent les hiérarchies habituelles. En 2019, le PIB ressenti était plus fort en France qu’aux Etats-Unis – 30.000 euros contre 28.000 – alors que la mesure classique du revenu national net par tête (voisin du PIB par tête) était 30 % plus élevée aux Etats-Unis qu’en France (26.000 contre 20.000).

Plus vite en France qu’aux Etats-Unis
Autre constat : sur quatre décennies, le PIB a augmenté moitié plus vite aux Etats-Unis qu’en France (+2,7 % par an contre +1,7 %) mais le PIB ressenti, lui, a progressé deux fois plus vite en France qu’aux Etats-Unis (+1,2 % contre +0,5 %) !
Cet indicateur donne aussi un nouvel éclairage sur les crises économiques, qui impactent plus durablement le bien-être que le PIB. En France par exemple, après la récession engendrée par la crise financière de 2008, il a fallu six ans pour le PIB par tête retrouve son niveau antérieur, mais onze ans pour le bien-être monétaire. Un constat qui peut amener les pouvoirs publics à ajuster leur politique en temps de chute de l’activité.

Bien sûr, il faudra affiner les méthodes. Evidemment, d’autres indicateurs seront nécessaires pour d’autres usages, en particulier pour refléter la soutenabilité de l’activité économique. Mais l’après-PIB a bel et bien commencé.

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