Quand un produit est centenaire, le moindre changement vous saute aux yeux. Mais là, c’est l’explosion. Sur les tables, toutes les petites boîtes métalliques rondes et bleues ont perdu leur logo Nivea. A la place, « Moin Leipzig » (Bonjour Leipzig) et « I love Leipzig », avec la ligne d’horizon dessinée par les bâtiments de la ville.
Ce vendredi, les dirigeants de Beiersdorf, 200 employés, des politiques et des fournisseurs, sont réunis pour inaugurer la nouvelle usine de Leipzig, à une demi-heure en voiture du centre-ville.
Le plus gros investissement de Beiersdorf
Dédié à la fabrication de mousses à raser, de déodorants et de sprays pour les cheveux, le site constitue le plus gros investissement de l’histoire du groupe, avec près de 300 millions d’euros et deux ans de travaux.
Evalué à l’origine à 220 millions, le coût du projet a ensuite dérapé avec les perturbations logistiques et l’envolée des prix, qui ont suivi le Covid.
Depuis mai, trois lignes de production tournent déjà sur les cinq prévues et deux pourront encore être installées en cas de besoin. En traversant les halls flambant neufs, la forte automatisation des procédés est frappante. Avec ses cinq lignes, l’usine pourra produire jusqu’à 450 millions de produits par an.
Produire en Allemagne, un choix judicieux ?
Alors que l’Allemagne s’inquiète d’une possible désindustrialisation du pays, l’événement a quelque chose de rassurant. L’usine constitue une « reconnaissance claire de la Saxe comme site de production », martèle le ministre-président du Land, Michael Kretschmer.
Reste que le projet a été décidé avant la guerre et le Covid, à une époque où le pays semblait solide comme un roc. L’Allemagne est-elle encore aujourd’hui un choix judicieux, alors que toute l’industrie se plaint des prix de l’énergie ? « L’énergie ne représente que 2 à 3 % de nos coûts », répond Vincent Warnery, le patron français de Beiersdorf.
A Leipzig, pas de Mittelstand
Et puis, le choix de Leipzig s’explique parce que cet investissement se fait en parallèle d’une fermeture. Située à une heure de route, l’usine Beiersdorf de Waldheim a produit ses dernières crèmes début octobre.
Loïc Morvan Analyste financier chez Bryan, Garnier & Co
Waldheim, c’était l’usine historique de la crème Florena, l’une des marques les plus aimées des Allemands de l’Est. Mais une extension de capacité était trop compliquée sur ce site centenaire. La moitié des 250 salariés travaillent désormais à Leipzig, quitte à faire deux heures de route chaque jour.
Un lieu pour favoriser les rencontres
En investissant à Leipzig, Beiersdorf rejoint des géants comme Porsche, Siemens, BMW ou Amazon. Le Mittelstand, ces entreprises industrielles et familiales de taille moyenne, n’existe pas ici. La période communiste a éliminé cet écosystème et le recréer n’a rien d’évident. Aujourd’hui encore, la région accueille soit des grosses entreprises, soit des petites structures.
Chez Beiersdorf, l’usine de Leipzig fait suite à l’inauguration, début septembre, d’un nouveau campus à Hambourg. Un bâtiment de 51.000 mètres carrés, qui a coûté 250 millions. A l’intérieur, 4.000 mètres carrés d’espace collaboratif et beaucoup de lumière. Du bleu bien sûr, Nivea oblige, mais aussi du rose cendré…
Une traversée du désert
Conçu pour favoriser les échanges, le campus relie l’ensemble des divisions à un espace central où sont installés un café et une cantine. « C’est là où toutes les compétences se rencontrent », souligne Marie Boden, chargée du projet chez Beiersdorf.
Le nouveau campus de Beiersdorf à Hambourg relie l’ensemble des divisions à un espace central où sont installés un café et une cantine.Beiersdorf
Inaugurés coup sur coup, ces investissements interviennent alors que la machine Beiersdorf tourne beaucoup plus vite qu’avant. Passé à côté du boom chinois et en retard sur le numérique, le groupe a longtemps été un élève médiocre de la classe de cosmétiques. Mais les choses ont changé.
Après des années de progression faiblarde, le géant de Hambourg a enregistré l’an dernier une croissance organique à deux chiffres, pour la première fois depuis vingt ans (+10,2 %). Le résultat opérationnel a bondi de 16,6 %, hors charge exceptionnelle.
Une performance supérieure à L’Oréal
Mieux, sur les neuf premiers mois de l’exercice fiscal 2023, la croissance s’est encore accélérée (+11,2 %). Surtout, les ventes de la marque Nivea se sont envolées de 17,5 % sur la période, avec une performance supérieure à celle du pôle grand public de L’Oréal (+14,5 % en comparable). Une gageure.
A quoi tient ce succès alors que le marché chinois patine ? Les analystes financiers voient là les premiers résultats de la stratégie mise en oeuvre par Vincent Warnery.
Cap sur les soins du visage
Arrivé en mai 2021, cet ancien membre de SOS racisme et des jeunes rocardiens a réduit le catalogue de références et décidé de focaliser les efforts sur les crèmes pour la peau, et notamment pour le visage. Un secteur beaucoup plus rentable que les produits d’hygiène (shampoings, gels douche), où la concurrence des marques distributeurs est forte.
En période d’inflation, « le fait de proposer des produits accessibles est considéré par les marchés comme un atout », explique Vincent Warnery aux « Echos ».Dpa/Abaca
Beiersdorf a longtemps craint de « se prendre » L’Oréal de front, en allant sur les soins du visage. Sur ce segment, la marque disposait d’une part de marché deux à trois fois inférieure à celles dans les crèmes pour le corps ou les mains. Passé par L’Oréal (de 1996 à 2013), puis par Sanofi, le dirigeant de 54 ans a visiblement aidé le groupe à se décomplexer.
« Vincent Warnery a apporté un nouvel état d’esprit chez Beiersdorf. Il a réussi à mieux faire travailler ensemble les équipes de R&D et le marketing. Ce qui est typiquement une des grandes forces de L’Oréal », explique Loïc Morvan, analyste financier chez Bryan, Garnier & Co.
« Nous nous sommes trop souvent dispersés »
Le manager d’origine marseillaise a aussi changé l’organisation. « Nous n’étions pas si bons que cela dans le passé. Nous nous sommes trop souvent dispersés avec beaucoup de petits lancements locaux. L’objectif était plus de satisfaire le patron du pays que le client », raconte Vincent Warnery lors d’une réunion avec les analystes en 2022.
Pour changer la donne, le diplômé de l’Essec a tiré un trait sur la structure décentralisée de Nivea, avec l’idée d’en faire vraiment une marque mondiale. Le manager s’appuie pour cela sur Grita Loebsack, une « L’Oréalienne » de nationalité allemande. En janvier 2022, elle a été nommée au poste nouvellement créé de présidente de Nivea.
Car si dans l’automobile les Allemands ne recrutent pas chez Renault ou Stellantis, dans les cosmétiques, c’est bien L’Oréal la référence. Entre 2010 et 2019, le groupe français a vu son chiffre d’affaires bondir de plus de 50 % quand Beiersdorf enregistrait une progression de 16 % sur dix ans. Les périmètres ne sont bien sûr pas les mêmes, mais quand même…
La bonne affaire de l’inflation
Autre facteur de succès, l’inflation. Le propriétaire des crèmes Eucerin et des pansements Hansaplast profite à plein du nouvel environnement économique. Contrairement à de nombreux concurrents, le groupe de 31 milliards de capitalisation est parvenu à augmenter les volumes, en même temps que les prix.
Pourquoi ? Si dans l’alimentaire, les consommateurs se rabattent vite sur les marques distributeurs en période de crise, c’est moins le cas pour les produits plus intimes comme les crèmes. Surtout si elles sont considérées comme abordables comme Nivea. Lorsque l’inflation pèse sur les budgets, la marque est souvent perçue comme un bon compromis.
Le premier « capital market day » du groupe
La Bourse a plébiscité la nouvelle stratégie. Le titre a fait partie des plus fortes croissances du DAX en 2022 et moins de 10 % des analystes sont aujourd’hui à la vente. « Le fait de proposer des produits accessibles est considéré par les marchés comme un atout », explique Vincent Warnery aux « Echos ». Il faut dire que le groupe a aussi soigné sa com, avec un discours plus direct et un « capital market day », le premier du genre, en juin 2022.
Beiersdorf a pourtant une structure, qui n’est pas faite pour plaire aux marchés. Avec 20 % des ventes réalisées dans les adhésifs pour l’industrie et le grand public, le géant de Hambourg conserve une activité historique, dépourvue de synergie avec la cosmétique. Aux Etats-Unis, elle aurait été cédée depuis belle lurette.
Deux milliardaires de 72 et 80 ans
Dopé par trois révisions de perspectives à la hausse depuis octobre, le titre affiche une progression de 22 % sur un an. De quoi satisfaire Wolfgang et Michael Herz, 72 et 80 ans, les deux propriétaires du holding de contrôle de Beiersdorf.
Après une bonne dizaine d’années de croissance poussive, couronnée par une sortie du DAX en mars 2021, les deux milliardaires avaient décidé de décapiter la direction au printemps 2021. Ils ne doivent pas être mécontents de leur décision.
Les dividendes n’ont pas bougé depuis 2012
Aujourd’hui, Beiersdorf prévoit encore une croissance organique à deux chiffres cette année. Mais les petits actionnaires, eux, ne sont pas contents. Malgré l’envolée des ventes, les dividendes n’ont pas bougé depuis… 2012. Un modèle de rigueur protestante…
Le propriétaire des sticks à lèvres Labello est pourtant riche. Il dispose de 4,5 milliards d’euros de liquidités d’après le rapport annuel. Une somme en grande partie investie dans des actifs financiers, dont le rendement serait d’à peine 0,5 %, selon la presse allemande.
Un groupe trop mono-marque
Quels sont les défis de demain pour Beiersdorf ? Souvent considéré comme trop prudent, le groupe va devoir se montrer plus offensif en matière d’acquisitions et de dividendes. L’essor de Nivea a permis de compenser le net recul de la petite marque de luxe La Prairie, qui pâtit de la déconfiture du marché chinois.
Il n’en reste pas moins que le pôle cosmétique de Beiersdorf reste trop mono-marque et trop dépendant du marché grand public. Il doit se diversifier et rattraper son retard sur le numérique.
Très présent en Europe (44 % des ventes), Beiersdorf cherche aussi à combler les trous dans la raquette, en se renforçant en Inde et en Chine, où il a misé sur un partenariat avec Tmall . Mais sans rentrer sur des marchés très concurrentiels comme les soins capillaires.
Une montagne de données
Pour séduire ces consommateurs, Beiersdorf mise aussi sur l’intelligence artificielle. Depuis 2020, un petit appareil de la taille d’une main, baptisé Skinly, recueille quotidiennement des données sur la qualité de la peau de 17.000 volontaires dans une cinquantaine de pays.
Quelque 7 millions de mesures ont été prises depuis trois ans. « Notre branche n’a jamais disposé d’une telle quantité de données », explique la vice-présidente R&D du groupe, Gitta Neufang.
A l’avenir, cette montagne d’informations pourrait permettre d’adapter les produits à la géographie des consommateurs et à leurs habitudes. Reste à voir si cette localisation de l’offre ne rentrera pas en contradiction avec la gestion centralisée du Nivea d’aujourd’hui.
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