Celui qui se définit comme « ni de droite, ni de gauche » soigne son image de Macron à la sauce latino. Élu en 2019, il a mis fin à vingt-six ans d’alternance gauche/droite entre les deux grands partis salvadoriens, le Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN), l’ancien mouvement révolutionnaire de gauche, et la droite de l’Alliance républicaine nationaliste (Arena). Depuis, il surfe sur son image de président moderne et décontracté. Sur son profil Twitter, il se décrit comme « el dictador mas chivo del mundo », « le dictateur le plus cool du monde ». Un autoportrait ironique qui reflète l’avis de ses opposants. Afin de pouvoir candidater à un deuxième mandat consécutif, ce qui était jusque-là interdit par la Constitution, Nayib Bukele n’a pas hésité à changer la loi. Pas de quoi remettre en cause sa popularité, qui continue d’avoisiner les 80 % selon différents sondages.
« Dans les villages, on m’a traitée de barbare ou d’antéchrist. Ils pensent que c’est la fin du monde »
Sandra, promotrice employée par le gouvernement pour expliquer le fonctionnement du bitcoin aux riverains de Santa Ana, au Salvador
À l’international, les grandes institutions financières se sont montrées sceptiques quand le Salvador est devenu le premier pays au monde à reconnaître le bitcoin comme devise officielle. La Banque centrale a déclaré qu’elle ne pouvait pas soutenir le pays dans cette décision étant donné le « manque de transparence » et le « coût environnemental » de la crypto-monnaie. De son côté, l’agence de notation Moody’s a dégradé la note du Salvador. En 2020, la dette publique atteignait 90 % du PIB. Mais le président en est sûr : le bitcoin va améliorer le pouvoir d’achat de ses habitants.
« Frères lointains »
Nouveau trajet en chicken bus à destination de Santa Ana. Au nord, nichée au milieu des volcans, la deuxième ville du pays est réputée pour sa production de café et ses cordonniers. Teresa et Danilo Mazariego, la cinquantaine, fabriquent des chaussures depuis une vingtaine d’années. Pour eux, pas question de payer le cuir ou les semelles en bitcoin ! « C’est une question de génération, c’est difficile pour les boomers », explique leur fils Emerson via WhatsApp.
Il fait partie des hermanos lejanos, ces « frères lointains » partis tenter leur chance aux États-Unis. Ils seraient plus d’un million et demi. Emerson est un travailleur sans papiers dans un entrepôt Amazon. Dès qu’il le peut, il fait parvenir un peu d’argent à ses parents via Remitly, un service de transfert financier, car ses parents n’ont pas de compte bancaire, comme 70 % de la population du Salvador. Lorsque Emerson envoie 100 dollars US, le service prélève une commission de 6 dollars. D’après le président Nayib Bukele, ces commissions représenteraient chaque année plus de 400 millions de dollars. Les remesas, l’argent envoyé par les Salvadoriens, correspondraient ainsi à près d’un quart du PIB du pays. Grâce au bitcoin, les habitants n’auront plus à payer de commissions, assure le chef d’État. « Je pense que c’est une bonne chose, conclut Emerson, c’est le futur, il faut juste que mes parents apprennent à s’en servir. »
Pour sensibiliser la population, le gouvernement a employé les grands moyens. Dans Santa Ana, on les repère avec leur T-shirt bleu marine siglé « chivo » : des dizaines de promoteurs arpentent les rues pour expliquer le fonctionnement du bitcoin. Ils sont payés 5 dollars à chaque téléchargement de l’application. En deux semaines, Sandra a enregistré 45 personnes, mais elle n’a gagné que 160 dollars. Tous les profils n’ont pas été validés par Chivo Wallet. « Il faut qu’ils soient les plus complets possible », précise Sandra. Chaque utilisateur doit se prendre en photo et enregistrer sa carte d’identité sur le profil. Des opposants s’inquiètent de cette collecte des données personnelles. Car même si Chivo Wallet est financé par l’État, c’est une société privée. Lorsqu’elle fait du porte-à-porte, Sandra se heurte donc à des réactions mitigées : « Dans les villages, on m’a traitée de barbare ou d’antéchrist. Ils pensent que c’est la fin du monde. Mais d’autres nous ont posé plein de questions pour savoir comment investir, comment faire de l’argent avec le bitcoin. »
Un distributeur de billets au bûcher
À côté de la mairie de Santa Ana, construite en 1874, se dresse un petit cube de béton armé qui tranche avec le style néoclassique de la municipalité. À l’intérieur, des employés de Chivo Wallet informent et accompagnent les habitants. La plupart sont venus retirer les 30 dollars « offerts » par le gouvernement au distributeur automatique de billets. Manque de chance, la machine est en panne. « Le réseau est saturé », se borne à répondre une employée. Ce n’est pas la première fois et beaucoup de Salvadoriens se montrent exaspérés. L’infrastructure est toute récente et il y a encore quelques ratés.
Au total, 199 machines flambant neuves ont été installées à travers le pays. La 200e machine a été incendiée par des opposants du président. Depuis l’introduction du bitcoin, ils organisent régulièrement des manifestations dans la capitale pour s’opposer au déploiement de la crypto-monnaie, et plus généralement aux dernières décisions de Nayib Bukele. Mais s’agit-il vraiment d’un soulèvement populaire ? Les publications sur Twitter témoignent plutôt d’une récupération politique de la part des deux grands partis historiques, qui rongent leur frein devant la popularité inébranlable du président.
L’acceptation du bitcoin reflète les inégalités du Salvador. La génération connectée et américanisée se montre enthousiaste, quand l’ancienne génération reste prudente, voire sceptique. Elle se souvient de la « dollarisation » du pays il y a tout juste vingt ans. Le président Francisco Flores, de l’Alliance républicaine nationaliste, avait décidé, en 2000, d’abandonner le colon au profit du dollar US, et ainsi de renoncer à toute souveraineté monétaire. Alors si le colon a pu disparaître si rapidement des portefeuilles, pourquoi pas le célèbre billet vert ? Ne s’agit-il en fait que d’une stratégie gouvernementale pour s’émanciper du dollar US ?
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