Les guerres technologiques et numériques, la bataille de leadership sur l’intelligence artificielle et le chatGPT, le métaverse, la cybersécurité sont des enjeux géostratégiques qui bouleversent nos schémas traditionnels de vie. Les États-Unis d’Amérique et la Chine, en fond de pression sur les semi-conducteurs, se livrent une bataille technologique et digitale sans précédent. Ils imposent leurs « hégémonies numériques » au reste du monde, à l’instar de la prédominance des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et des Batax (Baidi, Alibaba, Tencent, Xiaomi). L’Union européenne a défini ces dernières années une politique de souveraineté technologique et numérique, que certains estiment hypothétique, car l’Europe a du mal à créer des champions mondiaux de l’informatique et du numérique, à l’exception de l’Allemagne sur le segment des logiciels.
Les pays émergents comme l’Inde et la Corée du Sud ont mis en place pendant ces vingt dernières années des stratégies offensives de positionnement sur certains segments de l’informatique et du numérique, pour l’externalisation de services vers l’étranger, puis pour leurs marchés intérieurs.
L’un des enjeux majeurs de ces compétitions mondiales est celui de ce que d’aucuns appellent le « nouvel or », les datas, c’est-à-dire les données. Qui possède et « contrôle » les données aurait le vrai pouvoir économique et géopolitique ! Les datas seraient-elles la matière première des temps modernes, à tel point que certains États et groupes d’entreprises l’utiliseraient comme une arme de dissuasion, de manipulation et de nouvel impérialisme ? Faire des datas une finalité plutôt qu’un vecteur de développement engendre justement des risques systémiques et de l’insécurité, de l’iniquité. Les pouvoirs publics semblent dépassés, et lorsqu’ils légifèrent notamment sur la protection des données des citoyens et des organismes, les entreprises numériques et technologiques ont déjà pris de l’avance afin de contourner les restrictions législatives et les régulations.

Une activité en pleine croissance
Quid de l’Afrique, le continent souvent qualifié d’avenir ? Les potentiels de développement socio-économique, de transformation digitale, de croissance démographique attirent les géants du numérique et quelques entreprises innovantes qui, au-delà des services technologiques et numériques qu’elles commercialisent, lorgnent sur les données qu’elles vendent. De l’extraversion des matières premières et des ressources naturelles qu’a connues l’Afrique depuis des siècles, assiste-t-on déjà à l’extraversion et à l’exploitation abusive de ses données stratégiques (cartographie des minerais par exemple) et numériques ? De nombreux responsables politiques et économiques africains se gargarisent du mot « économie numérique », qu’en est-il concrètement ? Quels sont les États africains qui érigent des infrastructures numériques fiables et qui ont une réelle stratégie endogène de production, de collecte, de stockage et de traitement de leurs données ? Actuellement, 70 % des données (souveraines, entreprises, personnelles) de l’Afrique sont stockées en dehors de l’Afrique.
Au-delà du développement des datas center, cloud computing, plateformes digitales nationales et sectorielles, il est impératif pour l’Afrique d’investir dans les ressources humaines pour avoir plus de spécialistes de la data science : mathématiciens, ingénieurs et techniciens, analystes marketing, etc. Ils seront capables d’analyser et de modéliser les données afin que celles-ci deviennent de la valeur pour les entreprises, les administrations publiques, les universités et les centres de recherche. Observons que certains pays comme l’Afrique du Sud, le Maroc, la Côte d’Ivoire et le Sénégal ont investi dans l’achat de supercalculateurs, afin de produire des masses de données (big data) sur la sécurité, le climat, l’agriculture, etc.
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La nécessité de tracer son propre chemin
L’Union africaine a défini un plan de gouvernance des données en 2022, afin d’harmoniser les systèmes juridiques et d’éviter les distorsions de marchés, dans un contexte de mise en place de la Zone de libre-échange continentale africaine et de développement du commerce électronique. Mais quels que soient les types d’infrastructures et de systèmes d’information utilisés en Afrique, les données, de leur production à leur exploitation, en passant par leur stockage et traitement, dans les différents domaines que sont la consommation, la santé, l’environnement, la gestion des ressources naturelles, etc., devront être constituées en véritables patrimoines immatériels, gages de richesses sociales et économiques.

Les données sont devenues des ressources stratégiques. Les détenteurs des éthiques et morales africaines, les épistémologues, les citoyens, pourront-ils se faire entendre afin que la science des données en Afrique ne soit pas uniquement utilisée pour la marchandisation des données (en elles-mêmes) dans le but de vendre davantage de produits et de services : l’hyper consommation ! Sont-elles révolues ces traditions culturelles et philosophiques en Afrique où les sages et les sachants avaient la connaissance de la production anthropologique et même scientifique des « données » multidimensionnelles qu’ils utilisaient et transmettaient pour la cohésion sociale, le partage des savoirs et des savoir-faire, l’évolution des consciences ?

* Roland Portella, associé-gérant de Dratigus Development et président de la CADE, spécialiste du développement des entreprises et des filières économiques.

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