L’étonnement laisse parfois la place à l’effroi. L’IA de génération de vidéos Sora d’OpenAI ne vient-elle pas porter le coup de grâce au réel ? Et pour cause, la possibilité de générer des textes, des images, des sons et maintenant des vidéos réalistes, parachève un paysage d’une inquiétante étrangeté, où distinguer le vrai du faux devient un défi.
Le philosophe Bertrand Russell écrivait que « tout le problème de ce monde est que les imbéciles et les fanatiques sont toujours très sûrs d’eux, alors que les gens plus intelligents sont pleins de doute ». Dans un contexte où les théories du complot et les populistes fleurissent, l’année 2024 voit la moitié de l’humanité se rendre aux urnes.

DE LA VAGUE D’INNOVATION AU TSUNAMI ALGORITHMIQUE
L’essor des IA génératives n’est guère surprenant au regard des sommes colossales investies. De 5 milliards de dollars en 2020 à une projection de 200 milliards d’ici 2030, avec un palier de 50 milliards déjà franchi. La prophétie de la « mort de l’auteur », maintes fois annoncée, se concrétise sous nos yeux. La menace s’abat non seulement sur les auteurs de textes (GPT-4, LaMDA, Mistral), d’images (Dalle-3, Midjourney, Stable Diffusion), et dorénavant, de vidéos avec Sora (« ciel » en japonais) qui voient leur activité menacée, plongeant ainsi tous les secteurs de la création dans l’incertitude. La grève historique conduite à Hollywood et ses victoires semblent déjà lointaines.
Dans un style prophétique caractéristique de la Silicon Valley, le 6 novembre 2023, Sam Altman proclamait que l’IA révolutionnerait la société et élèverait l’humanité comme jamais auparavant. La politique et les idées ne pèsent plus grand-chose face aux algorithmes. Altman affirmait alors que les innovations annoncées pour ChatGPT rendraient « pittoresque » d’ici un an tout ce que nous connaissons.
Face à cette vague de disruption, espérons que les commentateurs les plus diversifiés abandonneront les critiques satisfaites sur les défauts des IA actuelles, pour élever leur regard vers l’horizon d’un avenir proche. L’émergence fulgurante des deepfakes devrait servir de signal : les IA à l’instar de Sora pourraient bien devenir monnaie courante avant la fin de cette décennie.

DES IA GÉNÉRATIVES ENTRE TOUTES LES MAINS ?
À leurs débuts, les IA génératives ont été le fruit de quelques acteurs dominants aux moyens exorbitants mais rapidement, des acteurs plus divers sont apparus. Cette tendance s’illustre avec l’irruption de start-up comme Mistral AI en France, ou encore, la réalisation du LLM Alpaca pour seulement 600 dollars par des chercheurs de Stanford. Les IA génératives fonctionnant sur des dispositifs peu puissants et décentralisés vont se généraliser. Il est donc impératif de se préparer à une diffusion massive et peu régulée.

« Entre les mains d’individus malveillants, l’IA devient l’instrument d’une désinformation de masse. »

Le scandale des images à caractère pornographique de Taylor Swift, vues des dizaines de millions de fois, a suscité l’indignation. Ce cas médiatisé est l’arbre cachant la forêt de milliers de détournements du même type, rendus possibles en quelques clics, dans un monde où l’accès à la pornographie concerne une large part des mineurs. Avec des IA telle Sora, une ère nouvelle s’ouvre sous nos pieds où la création de vidéos d’un réalisme total devient monnaie courante.

L’ÈRE DE LA DÉSINFORMATION GÉNÉRÉE PAR L’IA
En avril 2023, le parti républicain a diffusé une vidéo catastrophiste, confectionnée avec le concours de l’IA, pour l’officialisation de la candidature de Biden. Cet épisode vient souligner avec force qu’au sein de partis politiques de premier plan, on ne s’empêche pas, alors même le contexte américain devrait conduire à la prudence. Puisque 16 % de la population croit que la Terre est plate, un chiffre qui grimpe à 30 % chez les jeunes générations plus exposées aux réseaux sociaux. La France, pour sa part, n’échappe pas à cette tendance : début 2023, une étude de l’IFOP met en lumière qu’au sein de la tranche des 11-24 ans, 16 % adhèrent à la théorie de la Terre plate, un taux qui s’envole à 29 % parmi les utilisateurs de TikTok. Entre les mains d’individus malveillants, l’IA devient l’instrument d’une désinformation de masse, soulevant cette question cruciale : assistons-nous à une différence de degré accélérant une dynamique en cours ou une différence de nature modifiant radicalement notre rapport au réel ?
La désinformation par l’IA en contexte politique n’est pas sans rappeler l’affaire Cambridge Analytica qui, en son temps, a mis en lumière le recours massif de publicités ciblées par l’équipe de campagne de Trump. Le Brexit a vu, quant à lui, le déploiement d’un milliard de publicités ciblées durant les dix semaines précédant le référendum, avec une intensification notable dans les dix derniers jours. Avant le vote, un tweet sur trois émanait de bots. En 2023, une méta-analyse de 496 publications scientifiques avance que les réseaux sociaux ont un impact corrosif sur les démocraties bien établies, avec une propagation des fake news, une augmentation du populisme et une polarisation croissante du spectre politique.

Pourquoi Sora marquerait-il un tournant ? La génération de vidéo réaliste fait une entrée fracassante, sans passer par la case « retouche nécessaire », avec le pouvoir de persuasion propre à ce média. Rappelons que le complotisme de QAnon s’est forgé sur la seule publication d’écrits délirants. Sora est peut-être le prélude de mouvements similaires, insensibles aux faits et à la raison. Face à un scepticisme grandissant dans les médias traditionnels, pourtant garant de l’information et donc de la possibilité d’un espace public, les diffuseurs de fake news auront toute l’attitude pour récuser les informations n’allant pas dans leurs sens. Notre ami romancier Salah Hadj-Naas nous confiait : « Sora est une immense gifle au principe de réalité, déjà si malmené. Mon pari est que bientôt : on n’en aura plus rien à faire de ce qui est vrai ou non, ”pourvu qu’on ait l’ivresse”. »

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