Quelle mouche a donc piqué la présidente de la puissante institution financière européenne ? Il est certes arrivé qu’elle gaffe. Nommée ministre de l’Economie en 2007, elle avait déclenché un tollé en conseillant aux Français pénalisés par l’essence plus chère de circuler à vélo. Peu après son arrivée à la BCE, elle provoqua une panique financière en expliquant que la Banque centrale européenne « n’était pas là pour réduire les écarts de taux d’intérêt », alors que l’inquiétude grandissait sur le taux de la dette publique italienne.
Mais Christine Lagarde apprend vite. Et quand elle parle des économistes, elle le fait en connaissance de cause, car elle les côtoie depuis près de vingt ans. A Bercy, elle s’était bien entendue avec Benoît Coeuré, le chef économiste du Trésor devenu ensuite membre du directoire de la BCE puis président de l’Autorité française de la concurrence.
Chocs venus par hasard
La suite a été plus compliquée. Lors de la crise financière de 2008, Lagarde a constaté le désarroi des économistes. Aucun de leurs modèles n’avait laissé entrevoir la possibilité d’un tel événement. En particulier les modèles les plus employés par les banques centrales où les chocs étaient « stochastiques », venus par hasard, alors que la secousse de 2008 est venue d’une accumulation de déséquilibres.
La ministre a vu ensuite de loin Dominique Strauss-Kahn, qui dirigeait alors le Fonds monétaire international, monter au front sur la nécessité de mener des politiques ambitieuses de relance alors que beaucoup d’économistes de son institution étaient partisans d’un rééquilibrage rapide des finances publiques.
Tempête force 10 ou 11
Devenue directrice générale du FMI en 2011 après la chute terrible de DSK, elle a vécu ces débats de l’intérieur. Celle qui se dit « juriste de formation et avocate par passion » a vu ses équipes d’économistes s’affronter, modèle contre modèle, sur la position à adopter face à la Grèce pendant la crise de la zone euro.
A la tête de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde a écouté les économistes qui lui expliquaient mi-2021, modèle à l’appui, que l’inflation allait se calmer . Six mois plus tard, ils ont changé leur fusil d’épaule avec une prévision d’inflation pour 2022 passée de 1,5 % à 3,2 %. Ils ont porté ce chiffre à 5 % après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, puis à 8 % en septembre.
Pour une institution ayant le maintien de la stabilité des prix pour mission première, pareille envolée équivaut à une tempête force 10 ou 11 sur l’échelle de Beaufort. Elle a dû relever ses taux d’intérêt à toute allure. Sous les critiques d’économistes du secteur privé, l’accusant d’un retard insupportable alors qu’ils n’avaient rien dit quelques mois plus tôt.
Représentations simplifiées
Quand elle s’attaque à certains économistes, Christine Lagarde le fait donc sur la base d’un dossier bien rempli. Au fond, le plus étonnant n’est pas son offensive. C’est que son offensive soit encore d’actualité. Car la crise de 2008, vieille déjà de plus de quinze ans, a mis en lumière les défauts des modèles visés par Lagarde, ou plutôt de leur usage.
Comme le savent (ou devraient le savoir) tous les économistes, leurs modèles sont par définition des représentations outrageusement simplifiées de la réalité. Ils peuvent éclairer la décision, mais ne devraient jamais la dicter.
Modèles et rochers
Comme l’a relevé Lagarde, leurs effets sont souvent linéaires alors que la vie économique est pleine de seuils, de ruptures et de retours de bâton. Bâtis sur une conception classique de l’économie (allocation de ressources rares), ils n’intègrent pas des priorités émergentes comme la lutte contre le changement climatique ou la sécurité énergétique.
Christine Lagarde a raison de dénoncer les économistes qui s’accrochent à leurs modèles comme des moules à leurs rochers. Elle a aussi raison d’appeler à l’ouverture de l’économie sur d’autres sciences. Par bonheur, beaucoup d’économistes ont déjà pris de la distance avec leurs modèles et ouvert la porte sur la vraie vie. La tribu évoquée par Lagarde est en voie de dépérissement.
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