On connaît l’adage : si c’est gratuit, vous êtes le produit. À mesure de leur succès à capter notre attention, les grands seigneurs des réseaux sociaux ont ouvert aux annonceurs et aux algo – ou à d’autres grands princes (Elon Musk) – les portes des plateformes. Aujourd’hui, elles ont bien changé et tendent à devenir bien moins sociales. Les publicités déguisées comme assumées ont envahi nos écrans, et la conversation a de moins en moins sa place. Pire, le pugilat y devient courant.
Une fabrique de la violence
Plus vous likez, plus les plateformes en apprennent sur vos goûts, plus votre temps d’écran se personnalise. Et plus votre attention captée au bénéfice de la publicité ou de l’opinion du plus offrant vaut cher. Et nous sommes nombreux à entretenir ce mécanisme. Le chiffre est tombé fin janvier dernier : nous serions plus de 5 milliards à fréquenter les réseaux sociaux, d’après un rapport de We Are Social et Meltwater. Autant de cerveaux convoités. Rappelons que les Français passent en moyenne 4,6 heures par jour sur les écrans et près de 2h30 sur les réseaux sociaux, selon une étude récente de Médiamétrie.
Ces chiffres ne poseraient pas tant problème si ce temps de cerveau n’était pas monétisé, certes, mais aussi s’il n’était pas au cœur d’une fabrique de la violence. C’est en ces termes que la lanceuse d’alerte et ancienne employée de Facebook, Frances Haugen a témoigné devant les députés européens de la toxicité du réseau social. Le problème n’est pas Facebook en lui-même, mais son modèle actuel qui encourage la diffusion des contenus les plus controversés, pointait-elle : « La version de Facebook qui existe actuellement déchire nos sociétés ».
En 2017 déjà, l’ancien vice-président de l’acquisition utilisateurs de Facebook, Chamath Palihapitiya alertait de ces mêmes dangers : « Nous avons créé des outils qui sont en train de déchirer le tissu social, qui définit le fonctionnement de la société, alertait déjà en 2017, lors d’une prise de parole à Stanford. La désinformation et les fake news se propagent ».
Faut-il pour autant déserter les réseaux sociaux ? Non, ils sont nos agoras de discussions et d’échanges du XXIe siècle. Ces dernières années, de nouveaux modèles ont éclos pour préserver cette flamme de la conversation : Discord, Mastodon, Blusky, des groupes de discussion privés et aussi des réseaux sociaux dont l’internaute est garant – il a payé un abonnement ou un NFT pour. Cap sur trois types de réseaux.
À but unique
Dès 2011, le patron de Facebook presse l’avènement d’espaces de discussion plus privés. « Avec Facebook et Instagram, nous avons aidé les gens à se connecter avec leurs amis, des communautés et des centres d’intérêt dans l’équivalent digital d’une grande place. Mais les gens souhaitent de plus en plus se connecter de manière plus privée dans l’équivalent digital d’un salon », écrivait-il dans un billet de blog.
Je ne crois pas que le réseau de niche soit la seule solution, ni la principale. Ça reste une forme d’entre soi et donc, de polarisation.
Etienne de Sainte-Marie, PDG et co-fondateur de Republike
Près de 15 ans après, les internautes lui donnent plutôt raison. La vie numérique se déroule dans des espaces plus limités. Sur Facebook, les groupes de discussion affinitaire ne désemplissent pas. Sur Whatsapp, des discussions en groupes plus resserrés nourrissent des communautés digitales, improvisées par profession, cercles familiaux ou centre d’intérêt. L’activiste et ancien professeur au MIT Media Lab Ethan Zuckerman y voit le présage d’ « un pluriverse consistant en un écosystème de VSOP » (très petites plateformes en ligne).
Il émet l’idée que nos vies numériques seront de plus en plus fragmentées. Comme aujourd’hui, nous fréquentons LinkedIn pour le travail ; Discord pour le jeu vidéo ; ou Nextdoor pour communiquer avec nos voisins, Zuckerman imagine qu’à chaque centre d’intérêt, l’internaute fréquentera un réseau social, « une plateforme plus restreinte, plus modeste, à but unique ». Ils existent déjà, rappelle-t-il. Letterboxd réunit ainsi les cinéphiles pour discuter de films. Archive of Our Own fédère des fans qui partagent leurs productions – fanart ou autres fanfictions. « Je ne crois pas que le réseau de niche soit la seule solution, ni la principale. Ça reste une forme d’entre soi et donc, de polarisation », tempère Etienne de Sainte-Marie, PDG et co-fondateur de Republike.
Un service public ?
Explorons donc une autre piste : et si les médias sociaux devenaient un bien commun ? C’est ce qu’imagine (encore) Ethan Zuckerman avec le groupe de travail « Initiative for Digital Public Infrastructure » de l’Université du Massachussetts Amherst. « Nous étudions le rôle social et civique des plateformes et recommandons la mise en place d’infrastructures digitales qui considéreraient les plateformes sociales et les technologies opérantes comme des lieux et biens publics », peut-on y lire.
Un peu comme la radio, écrit-il. Lorsque ce média se popularise aux États-Unis, il ne règne aucun monopole. Les fabricants de radio créent leurs propres émissions pour promouvoir leurs transistors. Des stations naissent sous l’impulsion d’églises, d’écoles, de villes. Avant 1926 et le lancement d’une radio nationale, on estime que 40% des stations de radio étaient non-commerciales et libres. En Union soviétique, à la même époque, elles sont au service de l’idéologie d’état. Les radios privées sont émises par les usines et par les villes. Le Royaume-Uni impose de son côté très tôt des services publics du média, avec la création de la BBC qui inspirera quelques décennies plus tard la France.
Pour Zuckerman, donc, cette histoire trace la voie vers un service public de l’Internet social. Wikipedia est à cet égard un exemple : il ne coûte qu’une fraction infime de ce que représente Facebook. « Wikimedia avait un budget de 80 millions en 2018, il a dépensé 0,25% de ce que Facebook a dépensé cette année-là ». La plateforme existe grâce aux dons, à la rédaction et la modération de ses utilisateurs. Un exemple à transformer ?
Le réseau social, un abonnement comme un autre ?
Pour l’heure, le modèle du réseau social payant fait petit à petit son nid. « La prolifération des discours de haine et d’informations fausses, la confidentialité vendue comme un produit de luxe et la menace représentée par l’intelligence artificielle générative » entretiennent l’idée que « la fête est finie » sur les réseaux sociaux, décrit l’éditorialiste Jason Parham dans Wired. Plus loin, le journaliste envisage de payer. « Je n’ai pas de problème à payer pour une application. Je crois vraiment qu’on devrait soutenir les communautés auquel on prend part. Je ne paierais en revanche pas pour une app qui n’a pas de sens commun, qui n’a pas de visée collective ».
L’idée n’est pas nouvelle. Instagram, Snapchat, Telegram, Youtube se sont tous fendus d’une version payante, libérée des publicités ou augmentée de contenus exclusifs. Pas suffisant. Selon Mashable, entre le 1er juillet et le 10 août 2023, environ 820 000 auraient souscrit à l’abonnement premium de X. C’est peu pour une plateforme rassemblant 540 millions d’utilisateurs mensuels. La promesse de l’exclusivité et de l’absence de publicités ne suffit pas. Ce qu’il manque ? Le « sens commun » évoqué par le journaliste Jason Parham.
Et si donc, on payait un abonnement pour débattre, échanger sans publicité et sans animosité dans un environnement en ligne propice ? C’est toute l’idée défendue par des plateformes émergentes, telles que Republike, qui font de leurs utilisateurs les propriétaires d’un réseau animé et modéré par eux. « Tant que l’attention demeure la source de financement des plateformes, il est illusoire de penser que nous sortirons de la violence et de la polarisation des débats qui y règnent », commente Etienne de Sainte-Marie, co-fondateur de la plateforme.
Lancée publiquement en 2024, cette plateforme revient aux principes premiers des réseaux sociaux : le débat et le partage. Ce sont ses utilisateurs qui en sont les garants en modérant eux-mêmes. Tout cela est permis par un modèle de souscription annuelle. Ce faisant, les internautes libèrent d’entrée de jeu la plateforme de toute dépendance financière à l’attention. En somme, en payant, ils se libèrent et reprennent la main sur les informations et la conversation. Un modèle vertueux qui considère les réseaux sociaux comme un bien utile et commun.
L’actualité semble donner raison à ce type de modèle. Le 29 février, des associations de consommateurs de huit pays européens ont déposé plainte contre le système d’abonnement payant proposé par Meta sur Instagram et Facebook. En cause ? Elle circonviendrait aux dispositions du RGPD. L’entreprise continuerait à collecter et traiter les données personnelles des utilisateurs, même ceux dotés d’un abonnement payant. Vive le payant vraiment libre ? La réflexion est lancée.
Lire l’article complet sur : usbeketrica.com
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