Partie au Liban pour remonter les filières du réemploi textile, l’anthropologue rattachée à l’EHESS Emmanuelle Durand révèle les dessous des vêtements de seconde main dans un premier livre percutant intitulé L’envers des fripes (éd. Premier Parallèle), à paraître aujourd’hui. Dans un entretien avec Usbek & Rica, elle revient sur la face cachée de ce marché grandissant. 

– 7 mars 2024

Que vous a appris votre traversée des friperies libanaises jusqu’aux points de retraits des colis Vinted, en passant par les bennes de collectes européennes ?

EMMANUELLE DURAND:
L’enseignement majeur de cette traversée a été de me rendre compte qu’on assiste à une transformation paradoxale des flux de fripes, dans une économie du vêtement de seconde main en plein essor avec une croissance de plus de 10 % par an en France. De plus en plus de vêtements neufs invendus circulent sur le marché de la fripe, témoignant de la logique de surproduction de l’industrie textile, mais aussi des effets pervers de certaines règlementations en matière de recyclage.
On pourrait s’attendre à ce que cette hausse des vêtements invendus de première main réhausse par la même occasion la qualité des vêtements qui circulent sur le marché de la fripe. Or, on se retrouve avec des invendus qui sont surtout des marchandises défectueuses, mal calibrées, qui n’ont pas pu trouver une place sur le marché textile « classique ». 

« Le secteur de la fripe permet à l’industrie textile de la fast fashion de continuer de tourner à plein régime et de surproduire »
Emmanuelle Durand, anthropologue et autrice de l’ouvrage « L’envers des fripes »

En fin de compte, on se rend compte que le secteur de la fripe, en permettant à ces marchandises surnuméraires de trouver une voie de sortie – c’est-à-dire un marché – permet à l’industrie textile de la fast fashion de continuer de tourner à plein régime et de surproduire, puisqu’elle ne craint pas d’être étouffée sous ses stocks. Finalement, on se rend compte que la fripe et la fast fashion marchent main dans la main.

Jusqu’au XIXe siècle, le textile de seconde main provient principalement des hôpitaux, des pensionnats, des accidents industriels et commerciaux, ainsi que du secteur militaire. Aujourd’hui, d’où provient-il ? De la fast fashion ?
 
Les flux de vêtements se complexifient et se diversifient. On trouve sur les marchés de seconde main de plus en plus de vêtements de fast fashion. Mais des vêtements plus anciens qualifiés de « vintage » continuent aussi d’irriguer les commerces de fripes. 
Cette diversification des flux de vêtements qui alimentent ce marché rebat les cartes de notre rapport à l’authenticité, au neuf et à l’usure. L’anthropologue américaine Mary Douglas a conceptualisé l’idée de la souillure en montrant qu’elle ne relevait pas seulement de considérations organiques, hygiéniques et matérielles qu’on pourrait résumer à la saleté, mais que la souillure est aussi quelque chose qui, disait-elle,  « n’est pas à sa place » et qui trouble l’ordre social et moral. La fripe brouille ces lignes entre le neuf et l’ancien, le propre et le sale.

La « fripe écolo » constitue-t-elle un mythe, étant donné que les friperies sont alimentées en grand nombre par des vêtements issus de la fast fashion ?

On peut effectivement parler d’un mythe. La fripe n’est pas aussi écologique que ce que certains discours laissent entendre. Même si elle reste bien évidemment largement moins polluante que la fast fashion. Ce qu’on désigne par « fripes » constitue un marché extrêmement complexe qui présente beaucoup d’alternatives différentes. En l’état, certains pans du secteur des fripes peuvent tout de même être considérés comme vertueux, telles que les initiatives qui sont attentives à la manière dont les choses circulent, par où elles passent et qui en prend soin. 
L’autre mythe concernant la fripe revient à penser que le processus de récupération du vêtement est simple. On imagine souvent à tort qu’il suffit de récupérer des dons de vêtements et de les revendre avec le minimum d’intermédiaires. Mais c’est faux. Karl Marx parle de « fétichisation de la marchandise » pour évoquer la dissimulation des relations de travail que nécessite la production d’une marchandise. Pour devenir une marchandise désirable et convoitée, un vêtement jeté ou donné doit passer entre les mains d’un tas de travailleurs qui s’occupent de la collecte, du tri, du conditionnement, du calibrage et du transport. Finalement, le vêtement circule tout autour de la planète avant, parfois, de revenir chez nous, dans nos friperies.

À qui doit-on l’industrialisation de la seconde main ? Vinted ?
EMMANUELLE DURAND
L’industrialisation du secteur de la seconde main est arrivée bien avant Vinted et les économies de plateforme de ce type. Les premiers mouvements perceptibles de cette industrialisation remontent à l’après Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1960 et 1970, le secteur de l’aide sociale, de l’associatif et de l’humanitaire se professionnalise. 
Face aux conflits qui secouent différentes parties du monde, de plus en plus de vêtements sont donnés par geste de charité. Cette période coïncide aussi avec l’avènement du prêt-à-porter, avec les prémices de la consommation de masse vestimentaire. L’étape clé de l’industrialisation du secteur de la fripe est l’arrivée, dans les années 1980, d’acteurs privés : des grossistes qui prennent en charge les opérations de tri et d’import-export avec un arsenal d’usines et d’entrepôts.

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