Ce n’est pas Isabelle Martins qui lui donnera tort. Le passage en « location-gérance », son hypermarché l’a effectué le 1er avril 2022. La période de 15 mois pendant laquelle le nouveau gérant était tenu de maintenir en l’état les règles du jeu au Carrefour d’Anglet est donc révolue.
Isabelle Martins est catégorique : sa rémunération mensuelle a baissé de 200 euros. Une chute qui, compte tenu des garde-fous mis en place par Carrefour, ne devait pas avoir lieu.
« Mais cela implique de s’entendre avec la nouvelle direction sur le calcul du différentiel avec le salaire précédent », explique cette salariée, qui égrène la liste des avantages perdus en cours de route. Le volume de congés payés est en baisse, de même que la majoration de la paie le dimanche, tandis que sont réapparus les jours de carence en cas d’arrêt maladie.
Anglet et Maubeuge ne sont que deux exemples parmi une liste qui ne cesse de s’allonger : chez Carrefour, la location-gérance et la franchise ont le vent en poupe. Fin 2023, 78 % des supermarchés de la marque étaient passés sous l’un de ces deux régimes fondés sur l’autonomie de gestion des magasins. C’était le cas de 35 % des hypermarchés.
Clément Genelot, analyste chez Bryan Garnier, avoue s’attendre à ce que « cette proportion atteigne, à terme, 60 % pour les hypermarchés ». Depuis longtemps majoritaire dans les supérettes de quartier, la franchise est en expansion parmi les moyennes surfaces, tandis que la location-gérance s’impose peu à peu pour les hypermarchés. Alexandre Bompard, le PDG du groupe, en a fait un axe stratégique. Pour la première fois en 2023, la moitié du chiffre d’affaires hexagonal a émané de magasins fonctionnant sous l’un de ces deux régimes.
De quoi inquiéter la CFDT qui, en mars, a attaqué le groupe en justice . Les critiques notent que cela a permis à la CFDT, loin derrière Force ouvrière chez Carrefour, de gagner subitement en visibilité. Les arguments du syndicat n’en sont pas moins solides : les 23.000 ex-salariés de Carrefour ayant connu cette transformation subissent un préjudice financier situé entre 2.000 et 2.300 euros par an, indique-t-il, perdant le bénéfice des accords de participation au résultat et d’intéressement.
Pour Sylvain Macé, secrétaire national à la Fédération des services CFDT, il y a là un « détournement de la législation sociale », une forme de restructuration qui ne dit pas son nom. Ni plan social ni plan de départ volontaire : l’avenir des salariés est confié au repreneur, tandis que « les salariés Carrefour redoutent qu’il leur arrive la même chose ».
Gagner en flexibilité ou régresser
L’ensemble de la profession va suivre de près ce procès très médiatique. Car un véritable changement de modèle économique se dessine : en France, le système dit « intégré », par lequel un groupe centralise au maximum ses activités, est à la traîne face à la flexibilité et l’agilité des réseaux d’indépendants . Ce sont ces derniers, incarnés par Leclerc, Intermarché et Système U , qui ont connu ces dernières années la plus forte croissance, au point d’accaparer à eux trois 51 % des parts de marché.
Face à cette dynamique, Auchan ne cache plus sa volonté d’autonomiser une partie de ses magasins. Quant à Casino , criblé de dettes, il a été partiellement racheté par Intermarché et Auchan . Ce qui semble confirmer indirectement l’inéluctable alternative qu’affrontent les groupes intégrés : gagner en flexibilité ou régresser.
Le directeur des ressources humaines (DRH) de Carrefour, Jérôme Nanty, rappelle qu’en 2018, « tout le monde pensait que l’hypermarché était malade » et que par conséquent, « on n’échapperait pas à des fermetures de magasins ». La location-gérance a permis de « lutter à armes égales dans un métier ultraconcurrentiel » et, in fine, « de sauver des magasins », plaide-t-il. Un point de vue partagé par l’avocat Martin Le Péchon, spécialiste de la franchise : « en redonnant du dynamisme à des magasins qui ne sont plus très performants, cela peut permettre la survie d’un point de vente ».
Le modèle Leclerc a fait plonger les acquis sociaux dans la grande distribution.
Jérôme Nanty l’assure : tout a été fait pour réduire l’impact pour les salariés Carrefour. En plus d’un accord assurant un maintien du statu quo pendant 15 mois, une « clause sociale » préserve l’essentiel. Couverture santé, tickets-restaurant, remise de 10 % sur les achats en magasin, et surtout, rémunération intacte – ce qui inclut les 13e ou 14e mois. Une notion d’où sont exclus intéressement et participation, reconnaît le DRH de la maison. Tout en contestant le chiffre de 2.300 euros avancé par la CFDT.
Il n’empêche : les nouveaux collaborateurs de l’entité passée sous un statut plus indépendant ne bénéficieront pas de ces avantages. Or, explique Clément Genelot, « les coûts salariaux représentent chez Carrefour et Auchan environ 12 % du chiffre d’affaires, contre 9 % à 10 % chez Leclerc et Intermarché ».
L’épaisseur du trait ? Peut-être, mais chaque trait compte car, ajoute l’analyste, « dans cette industrie extrêmement mature où la croissance est faible et les marges sont serrées, il est capital de faire attention à chaque ligne de coût ». « Le modèle Leclerc a fait plonger les acquis sociaux dans la grande distribution », résume Rémi Linares, délégué syndical CFDT pour Carrefour Market.
Baguette magique
En Belgique, où le douloureux passage des magasins Delhaize sous statut de franchisés a tenu le pays en haleine en 2023, Pierre-Alexandre Billiet dresse le même constat. Le directeur général de la plateforme Gondola pour la distribution constate que « la grande distribution alimentaire cherche à compresser tous ses coûts car elle a vu ses marges diminuer de moitié en sept ans ». Mais il ajoute que le passage sous statut de franchisé présente un autre avantage : « avec un patron plus impliqué, la dynamique d’équipe peut aussi s’améliorer ».
D’ailleurs, si la frustration était généralisée il y a un an chez Delhaize, elle a reflué : « ils ne sont plus que 2 % à 3 % des salariés à se dire franchement insatisfaits », assure cet économiste qui constate que « la productivité des magasins augmente au minimum de 2 % à 3 %, ce qui est substantiel dans une industrie où la rentabilité nette est de 1,8 % à 2 % par magasin ».
En France, le locataire gérant d’un hypermarché abonde. « L’organisation chez Carrefour est devenue trop lourde, l’initiative est étouffée alors que la location-gérance ou la franchise permettent de réinsuffler un esprit d’entreprise et de favoriser la promotion des gens issus du carrelage plutôt que de grandes écoles », assure ce gérant pour qui « les salariés, du jour au lendemain, retrouvent un interlocuteur impliqué personnellement, gérant ses stocks au plus près et proposant une offre plus adaptée aux goûts de la clientèle locale ». Les directeurs de magasin maison ? « Ils peuvent rester là deux ou trois ans avant d’aller voir ailleurs », assène-t-il. Enfin, les nouveaux patrons « n’ont aucun compte à rendre à des actionnaires », ajoute-t-il.
De fait, l’enjeu financier est indéniable. A la CFDT, Sylvain Macé estime qu’il y a là une stratégie permettant de « nettoyer le bilan de la société comme par un coup de baguette magique » puisqu’elle se débarrasse d’actifs très peu rentables ou déficitaires, tout en conservant des revenus de leur part (loyer, redevance, pourcentage du chiffre d’affaires…). L’analyste financier Clément Genelot juge que « la franchise dans les magasins de proximité est devenue une vraie vache à lait pour Carrefour et assure plus de la moitié de la marge du groupe en France ».
Jusqu’à l’excès ? Pour l’Association des franchisés Carrefour, cette vision financière peut pousser le groupe dans une logique à courte vue, imposant à ses franchisés des contrats déséquilibrés menaçant de les asphyxier. Son président, Thierry Barbier, estime que Carrefour, focalisé sur sa surface de vente et sa part de marché, « ne se soucie pas de la rentabilité de ses franchisés ». « Ils ne font pas du commerce mais de la finance », fustige-t-il.
L’accusation fait réagir l’avocat Martin Le Péchon, qui rappelle que « pour un franchiseur, asphyxier le franchisé est un non-sens qui consiste à tuer la poule aux oeufs d’or ». Dans leur grande majorité, les partenariats avec un magasin géré de façon indépendante se doivent d’être gagnant-gagnant.
L’inconnue commerciale
Sur le fond, toutefois, pas de doute. « La location-gérance permet d’externaliser des coûts et un certain nombre de charges et de contraintes », confirme le consultant en grande distribution Philippe Goetzmann.
Pour lui, la question fondamentale reste commerciale. « Depuis deux ans, il n’y a pas de hausse de la part de marché des très grandes surfaces en location-gérance », pointe l’expert, sceptique : « les indépendants comme Leclerc ou Intermarché fonctionnent sous un système de coopérative et c’est une différence fondamentale ».
Pour ce dernier, « le principe d’un hypermarché a toujours été de réunir tout le monde sous un même toit, or nous assistons depuis une quinzaine d’années à une fragmentation de la classe moyenne ». Face à cet exercice de plus en plus délicat , « il n’y a pas d’autres solutions que la finesse de l’adaptation à l’environnement local, l’agilité et la précision ».
Choses que les indépendants savent faire grâce à une « centrale d’achat à leur service » tandis que les locataires-gérants de groupes intégrés doivent malgré tout « continuer à appliquer le concept de l’entreprise », à l’image d’un « restaurant McDonald’s qui ne réinvente aucun sandwich ».
Tout l’enjeu, pour les grands groupes, sera de faire la démonstration que leur structure centralisée conserve une valeur ajoutée. « Déployer une transformation en profondeur sur tout le territoire, écologique ou numérique par exemple, peut se faire bien plus rapidement », veut croire une source chez Carrefour.
« Nous voulons avoir le meilleur des deux mondes », explique Jérôme Nanty. Puiser les bonnes recettes du modèle historiquement concurrent sans renier leur identité : c’est une transition subtile que doivent piloter, en France, les groupes de distribution alimentaire intégrés.
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