Dans quelques mois, sur les bords du fleuve Saint-Laurent au Québec, les premiers kilos d’une drôle de poudre noire sortiront des lignes de production de Carbonity, une coentreprise détenue par Suez, le groupe forestier canadien Rémabec, et la start-up Airex Energie : du biochar.

Un charbon de bois très spécial, dont les multiples vertus commencent à intéresser sérieusement les entreprises. « C’est un marché émergent, qui suscite de plus en plus d’intérêt et auquel nous croyons beaucoup », confirme Yves Rannou, directeur exécutif recyclage et valorisation de Suez.

Rétention permanente du CO2
Produit par pyrolyse de biomasse végétale, c’est-à-dire par chauffage à haute température dans un milieu privé d’oxygène, le biochar possède, d’abord, des propriétés pour la restauration de sols très altérés : ce matériau léger et poreux n’est pas un fertilisant mais il améliore l’aération de la terre et permet d’y retenir les nutriments.
« Il peut également être utilisé comme matériau de construction, comme catalyseur pour certaines réactions chimiques, ou pour le traitement d’effluents liquides ou gazeux », explique David Houben, directeur du collège Agrosciences de l’institut polytechnique UniLaSalle de Beauvais. Sa production permet aussi de générer de l’énergie valorisable.
Mais ce sont surtout ses propriétés de rétention permanente du CO2 qui suscitent aujourd’hui de l’intérêt. Car elles permettent aux entreprises d’envisager un modèle économique viable . Le processus de pyrolyse permet de piéger durablement dans la matière organique un carbone qui aurait été relâché dans l’atmosphère, si les résidus végétaux avaient été brûlés ou s’étaient simplement décomposés.

« Une tonne de biochar séquestre ainsi entre 2 et 2,5 tonnes de CO2, de manière stable sur des centaines d’années. Ce sera même 2,9 tonnes sur notre première unité canadienne », indique Yves Rannou.

Or cette faculté a conduit le GIEC à reconnaître le biochar parmi les technologies dites « à émissions négatives », permettant de retirer du CO2 de l’atmosphère (carbon removal, ou EDC), dans son rapport de 2018. Ce qui permet de générer lors de sa production des crédits carbone, que les entreprises peuvent valoriser pour compléter les revenus de la vente du biochar lui-même, ou de l’énergie générée par sa production. Suez vient ainsi d’annoncer avoir vendu par anticipation 36.000 crédits carbone (correspondant à 36.000 tonnes de CO2 séquestrées) à Microsoft.

Disponibilité de la biomasse
Depuis le rapport du GIEC de 2018, de nombreuses start-up, en Europe ou aux Etats-Unis, se sont créées sur ce créneau. L’association European biochar industry a recensé 171 usines de biochar rien qu’en Europe, et mise sur 220 fin 2024, qui produiraient 115.000 tonnes annuelles (75.000 en 2023).

« De grands groupes s’y intéressent aussi, y compris en France », assure David Houben. Stellantis, L’Oréal et CMA-CGM sont entrés au tour de table de NetZero, une start-up créée en 2021 qui commence à faire parler d’elle – notamment parce qu’elle a été distinguée par la Fondation d’Elon Musk. Ils ne seraient pas les seuls.

L’un des enjeux du développement du marché sera la disponibilité de la biomasse sans conflit d’usage. « Nous estimons que le modèle n’est viable que s’il utilise des résidus agricoles qui ne pourraient pas être valorisés autrement, avec une production et une utilisation locale : cela n’aurait aucun sens de le transporter », indique Alex Reinaud, cofondateur de NetZero.

Biomasse orpheline
La jeune société, qui utilise des résidus de cacao au Cameroun et de café au Brésil (où elle vient d’inaugurer sa troisième usine) revend son biochar aux fermiers locaux. « Nous espérons répliquer le modèle des centaines, voire des milliers de fois, quitte à vendre notre procédé sous licence », poursuit l’entrepreneur, qui espère séquestrer ainsi plus de 1 million de tonnes de CO2 en 2030.
Suez, qui va de son côté brûler au Canada des résidus non utilisés des scieries de Rémabec, affirme aussi ne considérer que de la biomasse « orpheline ». « Nous avons identifié pour cela une dizaine de sources possibles dans le monde : paille de riz, de cacao, palmes de noix de coco, écorces et copeaux de bois, etc. », indique Yves Rannou.
L’usine canadienne, qui représente un investissement de 80 millions de dollars canadiens (55 millions d’euros), table sur une production annuelle de 30.000 tonnes. Mais Suez travaille déjà sur d’autres projets, visant à terme une production de 350.000 tonnes.

Le marché du biochar est encore très loin de la maturité, mais dans les rêves les plus fous de certains visionnaires, il pourrait représenter une solution à grande échelle de retrait du CO2 de l’atmosphère. Le GIEC estime que pour limiter le réchauffement sous les 2 °C, il faudra retirer de l’atmosphère 10 à 15 milliards de tonnes de CO2 par an d’ici à 2050, dont 2 milliards par an de manière permanente.

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