Alors qu’il a fallu à Microsoft 80 millions de lignes de code pour bâtir son logiciel d’exploitation Windows 10, une voiture sortie il y a quatre ans en embarque 200 millions. Et la barre des 600 millions sera franchie en 2030, prédisent les experts.

Le chiffre résume l’emprise grandissante du logiciel sur l’automobile, un véritable séisme qui bouscule le secteur bien plus que la conversion à l’électrique. Voici pourquoi.

· Un bouleversement indispensable mais périlleux
Des phares à la climatisation, en passant par les suspensions et les essuie-glaces, les logiciels sont omniprésents dans un véhicule moderne. Ce qui finit par poser problème, car cela se traduit par des dizaines de calculateurs éparpillés partout dans la voiture, dotés d’une puissance limitée, et qui ne communiquent pas entre eux.
Pour pouvoir continuer à développer des aides à la conduite de plus en plus sophistiquées, une rationalisation s’impose. Les constructeurs sont donc en train de basculer vers la mise en place d’une architecture logicielle centralisée (SDV dans le jargon du secteur, pour Software Defined Vehicle), qui suppose de remplacer la myriade de puces par deux ou trois ordinateurs centraux puissants, qui communiquent avec l’ensemble des pièces connectées.
Tesla, qui partait d’une page blanche, a ouvert la voie dans ce domaine. Les nouvelles marques chinoises ont suivi. Mais la bascule est beaucoup plus compliquée pour les constructeurs occidentaux. Ces derniers doivent faire table rase de l’architecture précédente et repartir de zéro, alors que le coeur de leurs compétences réside dans la mécanique, et non dans l’informatique.

Chez Volkswagen, la bascule a viré à la catastrophe industrielle et a coûté son poste à l’ancien patron Herbert Diess . Cariad, l’entité montée pour développer une plateforme SDV maison, multiplie les retards malgré la mobilisation de milliers d’ingénieurs.

Les constructeurs français ont ouvert ce chantier avec beaucoup de prudence. Renault annonce sa première plateforme SDV pour 2026 , et s’appuie sur des entreprises expertes : Google, Qualcomm ainsi que Valeo, qui dispose de 9.000 spécialistes des logiciels et des systèmes d’exploitation parmi ses ingénieurs.

· Quand c’est fini, ça continue
Le principal avantage du SDV a été popularisé par Tesla : les voitures étant désormais connectées, il est possible de télécharger des mises à jour dans « ces smartphones sur quatre roues », et ainsi apporter des améliorations à quasiment toutes les fonctions du véhicule. Celui-ci peut ainsi rester au dernier cri technologique plusieurs années après l’achat. Mais cette possibilité bouleverse également le processus de mise au point d’un nouveau modèle.
« Avec une voiture traditionnelle, le développement s’arrête lorsque la production démarre dans l’usine, souligne Derek de Bono, vice-président chargé du SDV chez Valeo. Les équipes passent alors à autre chose. Ce n’est plus le cas avec le SDV, qui permet de continuer à améliorer ou débuguer la partie logicielle plusieurs mois après l’arrivée du modèle dans les concessions, en utilisant les mises à jour à distance. »
C’est en partie grâce à cela que les nouvelles marques chinoises ont réussi à réduire à deux ans le délai pour sortir un nouveau modèle, ce qui est deux fois plus rapide que chez les marques occidentales. La mise sur le marché se fait dès que la qualité des logiciels est jugée « suffisante », relevaient récemment les consultants d’AlixPartners.
Les programmes sont ensuite fignolés au fil de l’eau. Selon les chiffrages du cabinet, les jeunes pousses chinoises du secteur réalisent en moyenne 40 mises à jour dans l’année qui suit le lancement d’un modèle, contre deux pour une marque occidentale installée en Chine.
Raccourcir la durée de développement permet de réduire les coûts (et donc le prix de vente), tout en augmentant les chances de coller à la demande du marché. Cette pratique est une des clés du succès des marques chinoises sur leur marché domestique.

En face, les constructeurs historiques n’ont pas (encore) les armes techniques pour rivaliser. Leurs ingénieurs rechignent également à faire mettre entre parenthèses leur culture du zéro défaut pour gagner quelques mois lors du lancement.

· Suréquiper, juste ce qu’il faut
Les mises à jour à distance vont permettre d’installer plusieurs années après l’achat de nouvelles fonctionnalités… à condition que le matériel nécessaire pour les faire fonctionner soit présent dans le véhicule. Un nouveau système de parking autonome pourrait, par exemple, s’avérer inutilisable si la voiture ne possède pas le nombre de caméras et de capteurs requis.

Pour ne pas insulter l’avenir, le constructeur doit donc prévoir plus d’équipements que ne le nécessite la technologie embarquée au moment du lancement. La SU7 de Xiaomi est, par exemple, dotée de 12 caméras, 12 radars et un lidar. De quoi être prêt le jour où la marque sera en mesure de proposer un système de conduite autonome. « Le sujet pour les constructeurs est de déterminer le bon niveau d’équipements, celui qui préservera un potentiel de développement et d’innovation demain sans trop renchérir le coût d’achat aujourd’hui », explique Derek de Bono.
Aujourd’hui, les constructeurs réalisent la plus grande partie de leur chiffre d’affaires lorsqu’ils vendent la voiture. Il s’agit d’écouler suffisamment d’exemplaires au bon prix pour couvrir l’investissement de départ et réaliser une marge. Cette équation va devoir être remise à plat à l’avenir, car le SDV ouvre la possibilité de générer des revenus supplémentaires bien après l’achat.
La maintenance de la plateforme sera impérative, faute de quoi la voiture ne pourra plus rouler.
 
Un chemin défriché par Tesla, et que suit BMW : grâce aux mises à jour à distance, ses clients peuvent d’ores et déjà installer (ou débloquer) sur leur voiture des fonctionnalités comme des feux de croisement anti-éblouissement (à partir de 10 euros mensuels), un régulateur de vitesse actif (990 euros à l’achat) ou une suspension plus souple (20 euros mensuels).
Les constructeurs vont ainsi accéder à des possibilités de revenus récurrents (une dimension très appréciée des analystes financiers), avec la possibilité de continuer à générer du cash durant dix à quinze ans, même lorsque le modèle aura cessé d’être commercialisé.
Cette perspective va aussi influer sur le prix de vente initial : si un constructeur peut anticiper des revenus récurrents, il peut prendre l’initiative de baisser le prix au départ. Cela pourrait expliquer en partie pourquoi la SU7 de Xiaomi ne coûte que 28.000 euros dans sa version de base, ce qui représenterait, selon les analystes de Citigroup, une perte de 9.000 euros par voiture vendue. Le fabricant de smartphones espère sans doute combler une part de son manque à gagner par la vente de services dans les années à venir.

Générer de nouvelles ressources va devenir indispensable, car le SDV va également être une source de coûts supplémentaires. « La maintenance de la plateforme sera impérative, faute de quoi la voiture ne pourra plus rouler, ajoute Derek de Bono. Cela nécessitera des milliers d’ingénieurs, avec une vigilance particulière sur la cybersécurité. »

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