L’étude de faisabilité du Futur collisionneur circulaire (FCC) vient à peine de démarrer que déjà les critiques et l’inquiétude montent parmi les populations concernées par son tracé entre Genève et Annecy. D’emblée considéré par ses opposants comme daté au regard de son impact climatique, énergivore, polluant et dévoreur de foncier, ce titanesque successeur du Grand Collisionneur de hadrons (en anglais : Large Hadron Collider – LHC) ne manque pas de mobiliser des deux côtés de la frontière.

« Est-ce bien raisonnable d’envisager actuellement ce qui serait le plus grand chantier d’Europe et sans doute du monde ? » interrogeaient ce printemps plusieurs élus et écologistes dans une tribune cosignée dans « Le Monde » le 21 mars. Des critiques que balaient les promoteurs de cet accélérateur de particules. S’il est construit, le FCC sera de leur point de vue un super-microscope pointé vers le big bang et les considérables avancées scientifiques qu’il promet sur la connaissance des origines de l’univers valent bien quelques sacrifices terriens.

Le CERN , l’organisation européenne pour la recherche nucléaire qui abrite le LHC, n’a pas encore validé le projet mais il a mis 100 millions d’euros sur la table pour l’étude de faisabilité qui va encore durer un an. Elle doit permettre de mieux connaître le terrain : sa géographie, son environnement, mais aussi le cadre paysagé des localités sur lesquels des accès au tunnel pourraient être envisagés. « Ce projet doit préserver la vie communautaire, l’identité architecturale et l’activité économique », souligne le CERN.

Trois fois le LHC
Cette étape est quasiment achevée. Elle a donné lieu cet hiver à un rapport fleuve de 579 pages décrivant par le menu l’intérêt du tracé envisagé, baptisé « PA31-4.0 ». « Il remplit toutes les exigences : scientifiques, territoriales et sécuritaires », résume le physicien Michael Benedikt qui dirige cette étude. La deuxième étape, qui a démarré il y a quelques semaines, s’intéresse plus précisément à la géologie du site : la nature de ses strates, leurs épaisseurs, leur composition, leur stabilité, la présence de failles… Elle doit confirmer la faisabilité technique et économique du tracé.
Dans le scénario à l’étude , le tunnel annulaire du FCC sera trois fois plus grand que le LHC et sera creusé sous les départements français de Haute-Savoie et de l’Ain et le canton suisse de Genève avec des portions qui passeront sous le lac Léman et le lit du Rhône. A la surface, huit centres de contrôle seront répartis dans plusieurs localités des deux pays. Au total, quarante municipalités seront impactées. Tout comme son petit frère, le FCC fonctionnera sous juridiction franco-suisse, mais sa construction devra être validée par les 23 Etats membres du CERN.
Ils se réuniront en 2028. S’ils donnent leur feu vert, le chantier débutera en 2033 pour s’achever sept ans plus tard. Un premier collisionneur de particules légères électron-positron sera alors installé pour entrer en service en 2045 avec au moins deux détecteurs de particules logeant dans des cavernes de 66 mètres de hauteur. Un accélérateur de proton, version lourde du premier, lui succédera vers 2070 avec une cible d’énergie de collision record de 100 milliards de milliards d’électronvolts (100 TeV) huit fois supérieure à celles du LHC (13,6 TeV).

4 pyramides de déblais
Chiffrés à 17 milliards d’euros, les travaux prévus seront titanesques. Car il va falloir beaucoup creuser, et profondément : pas moins de 9 millions de mètres cubes de terre pour un tunnel de 91 kilomètres (contre 27 pour le LHC) et 6,5 mètres de diamètre à 200 mètres en moyenne sous terre. « C’est l’équivalent de 4 pyramides de Khéops », compare l’ingénieur Jean-Bernard Billeter, conseiller auprès de l’ ONG environnementale suisse Noé21 opposée au projet. Que faire de ces déblais ? Des reliefs de terrils comme dans les Hauts-de-France ? Le CERN n’a pas encore de réponse mais assure tout mettre en oeuvre « pour rendre les futurs collisionneurs durables, avec des technologies économes en énergie et une économie circulaire à toutes les étapes ».
La consommation électrique est justement un autre point de discorde qui enflamme les relations avec les populations environnantes. Pour faire fonctionner ses installations, le CERN consomme aujourd’hui 1,3 TWh d’électricité par an, l’équivalent de 40 % de la consommation de Genève : trois synchrotrons encore en service, le LHC et environ 20 % des ressources énergétiques de « la grille », le plus grand réseau de calcul au monde qui engage des ressources informatiques dans une quarantaine de pays. « La consommation d’électricité du CERN équipé du FCC sera trois fois supérieure à celle d’aujourd’hui », a récemment estimé sa directrice, Fabiola Gianotti. « C’est un bilan carbone considérable qui nous attend », redoute Jean-Bernard Billeter.

Depuis 2021, une cinquantaine de réunions de concertation ont été organisées avec les élus locaux. Quantité de doléances ont déjà été exprimées, toutes reprises, tel un inventaire à la Prévert, dans les lignes directrices des différents scénarios d’implantation : éviter les zones agricoles protégées, se tenir à l’écart des sites du patrimoine naturel et humain, des forêts protégées, des rivières et des ruisseaux, préserver les vues, préserver aussi les nappes phréatiques, privilégier les terrains publics… « Ce que révèle ce chantier, c’est notre incapacité à changer de modèle », dénonce l’astrophysicien et philosophe Aurélien Barrau, récemment invité à débattre sur le sujet par France Nature Environnement Haute-Savoie.

Grandes découvertes
Les physiciens restent sourds à ces inquiétudes. « C’est l’avenir de la physique des hautes énergies qui se joue là », explique Jean-Paul Burnet, ingénieur au CERN. Avec son niveau de puissance, le FCC pourra produire des collisions telles que le big bang en a produit, et fragmenter les plus petites particules manipulables, les protons, pour en découvrir d’autres, encore théoriques, qui pourraient expliquer certains grands mystères de notre monde : qu’est devenue l’antimatière qui composait la moitié de l’univers au moment de sa création ? Notre monde est-il structuré par quatre dimensions ou plus ? Quelle est la structure de l’énergie noire qui accélère l’expansion de l’univers ? Quelle est la nature de certaines particules exotiques comme les neutrinos ?
Grâce au LHC, une de ces questions a déjà trouvé une réponse avec la découverte en 2012 du boson de Higgs théorisé par son inventeur éponyme cinquante ans avant : pourquoi et comment les choses acquièrent-elles une masse ? Les particules élémentaires qui composent la matière connue fournissent 4 % de la masse totale de l’univers. Pour expliquer les 96 % manquants, le chercheur avait émis une hypothèse hardie : il existe une particule suffisamment lourde mais invisible pour créer autour d’elle une force d’attraction capable de freiner le mouvement des autres particules. Plus l’interaction est forte, plus la masse des particules est donc importante, prédisait sa théorie. Cette « particule de Dieu », traduction affabulatoire de l’initiale « Goddamn Particle » – la « fichue particule » qui narguait insolemment les chercheurs -, n’est autre que le chaînon manquant du modèle standard de la physique postulé dans les années 1960.
Elle est apparue dans deux des quatre détecteurs qui enregistrent en continu la trace des gerbes de particules élémentaires produites dans le LHC. Dans cet accélérateur, 9.600 aimants plongés à une température plus absolue que le froid sidéral guident deux faisceaux de protons circulant en sens inverse en parcourant plus de 10.000 fois chaque seconde les 27 kilomètres de la boucle. Quand ils se percutent à une vitesse proche de la lumière, les nuages de particules délivrent alors une densité et des températures proches de celles qui régnaient quelques fractions de seconde après le big bang, à un moment de la création, voilà 13,7 milliards d’années, où l’univers visible ne mesurait que 300 millions de kilomètres de rayon.

Nouvelle théorie physique
« A l’endroit du télescopage, décrit un physicien, la température atteint 100 millions de milliards de degrés, une énergie folle qui nous ramène mille milliardièmes de milliardièmes de milliardièmes de seconde après le big bang ». Dans l’expérience menée en 2012, une cinquantaine de bosons avait été repérée dans une masse de 800.000 milliards d’éléments captés.
En allant un gros cran plus loin, les expérimentations prévues sur le FCC seront décisives pour élaborer ce que les scientifiques appellent « la nouvelle physique ». Cette théorie « au-delà du modèle standard » devra unifier dans le même et seul cadre, à toutes les énergies et dans toutes les conditions, l’ensemble des particules et des forces fondamentales, y compris la gravité, absente du modèle standard.
Un des candidats les plus sérieux est la théorie des cordes. Cette construction spéculative prédit que les particules fondamentales de l’univers se présentent sous la forme de petites cordes dont les vibrations fournissent les forces à partir d’un mode oscillatoire unique. Et il n’y aurait pas quatre, mais six dimensions au moins dans notre univers. L’enjeu de ces potentielles découvertes est tel qu’il empiète désormais sur le terrain politique : si l’Europe ne construit pas le prochain plus grand accélérateur de particules du monde, le FCC, c’est la Chine qui le fera, prévient le CERN.

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