Voilà quatre ans que je n’ai pas pris l’avion. J’avoue avoir été gagné par la « flygskam », la honte de voler. Quand on prend conscience de la contribution extravagante du transport aérien au dérèglement climatique (6 %, selon le réseau Stay Grounded), quand on fait le lien entre les émissions de particule ici et les typhons là-bas, quand on écoute les scientifiques marteler la gravité de cette crise, on ne peut plus s’autoriser ces sauts de puce capricieux d’un coin à l’autre du globe, dont j’ai largement abusé dans mes jeunes années.

Bien sûr, je renonce à nombre d’invitations et tout déplacement à l’étranger devient un véritable périple. Je n’ai pourtant pas le sentiment de faire preuve d’une vertu excessive ; plutôt d’un bon sens élémentaire. Avis aux tartuffes de la RSE qui volent de conférence en conférence pour discuter des moyens de sauver la planète et s’exonèrent en devenant des ayatollahs des petits gestes : pour contrebalancer les émissions de CO2 d’un Paris-Sao Paulo, il faudrait diminuer son chauffage pendant trente-six ans ou se nourrir localement pendant quatorze ans. Rien ne vaut le plancher des vaches.

Réévaluer les tarifs
On pourrait évidemment souhaiter, a minima, que les tarifs des compagnies d’aviation soient réévalués à la hauteur des dégâts causés (c’est tout l’inverse aujourd’hui : le train est en moyenne deux fois plus cher que l’avion en Europe). Certains rêvent de mesures plus radicales, comme Jean-Marc Jancovici, qui a proposé un quota de vols par vie. Cet éternel débat entre libéraux partisans d’une fiscalisation des externalités négatives et planificateurs favorables à des interdictions réglementaires, cet arbitrage malaisé entre préservation de la liberté et souci d’égalité, obère une exigence psychologique et peut-être métaphysique plus profonde : le soin porté à la nature doit donner de la joie. Arne Naess, le fondateur spinoziste de l’écologie profonde, expliquait ainsi qu’une écologie triste, « punitive » dirait-on aujourd’hui, est une contradiction dans les termes. Voilà pourquoi j’aimerais vous convaincre, alors que chacun échange autour de la machine à café ses expériences de l’été, du pur bonheur de passer des vacances sans avion.
Car l’avion n’est pas un moyen de transport neutre, une simple translation dans les airs. Son intensité énergétique plonge le passager dans un univers angoissant, fait d’obsession sécuritaire, de désir d’optimisation et d’une normalisation extrême des procédures et des comportements. Il abolit un élément fondamental du voyage : le trajet. Il dispense du ressort de la métamorphose de soi : l’effort. Il efface la condition première de la diversité des cultures : la distance. Paul Morand redoutait l’avènement du « tour du monde en vingt-quatre heures », menaçant l’idée même de voyage : à quoi bon tournicoter à la recherche éperdue du nouveau dans un univers de plus en plus étale et monotone ?

Exotisme à domicile
A l’inverse, abandonner l’avion, c’est renouer avec l’exotisme à deux pas de chez soi. Deux exemples. En juillet, j’ai traversé le bocage normand à cheval (substituable par un vélo ou une paire de jambes…). En randonnant sur des chemins aléatoires, on perçoit les frontières de minuscules biorégions, porteuses de très anciennes histoires agricoles et culturelles, que je n’aurais pas assez de ma vie entière pour découvrir. En prenant le temps des rencontres, on plonge dans toutes les contradictions françaises, du néorural écolo lecteur d’Aurélien Barrau à l’aristo gourmet amateur de chasse à courre. Voilà une semaine plus riche en aventures qu’un séjour dans une villa en Grèce ou un safari organisé au Kenya.
En août, pour me rendre à un festival en Corse, j’ai réservé une place sur un voilier qui assure désormais une liaison régulière, quotidienne, entre le continent et l’île de Beauté. Quatre cabines, quatre couples, un cockpit de quelques mètres carrés : c’est l’ambiance des diligences, où l’on devient intimes le temps d’une traversée, mais où l’on se sépare sans effusion à l’arrivée. La nuit, on guette les rorquals en essayant de ne pas penser à Moby Dick ; au petit matin, on voit les montagnes de Calvi émerger de la brume dans le claquement des voiles. Ces vingt-quatre heures sont-elles du temps perdu ?

Rien n’est plus aliénant et contre-productif qu’une règle morale trop rigide. Je ne juge pas les « frequent travellers » qui peuvent avoir mille bonnes raisons, et je ne promets pas de mon côté une abstinence totale. J’ai en tête de faire dans quelques années une balade en Asie. Ce voyage préparé, médité, rêvé, sera forcément long et lent. L’inverse de « Lost in Translation », ce film si XXe siècle où l’on se croise pour quelques nuits dans des hôtels internationaux. Faire une diète d’avion, n’est-ce pas le meilleur moyen de renouer avec la joie des voyages ?

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