Sur le papier, l’empire américain de la beauté Estée Lauder n’est pas prêt de vaciller. Le groupe, avec la marque éponyme, Clinique, La Mer ou le maquillage MAC, figure toujours au second rang mondial de la cosmétique après L’Oréal . L’entreprise new-yorkaise, fondée en 1946 par la fille d’immigrants juifs hongrois devenue pionnière de la beauté, est néanmoins confrontée à des difficultés sans précédent.
Le déclin de ses performances financières s’accentue depuis deux ans et un cap symbolique est en passe d’être franchi : le 8 novembre, l’entreprise ne comptera plus aucun « Lauder » à des fonctions opérationnelles avec le départ, à 64 ans, de William P. Lauder, le petit-fils de la fondatrice. Jusque-là président exécutif du groupe, il est aussi le fils de Leonard Lauder qui a transformé la PME américaine en multinationale (130 pays).
L’ambiance est décidément morose. Le cours de l’action plonge depuis janvier (en repli de 54 %) et désormais des dissensions entre héritiers apparaissent au grand jour. Ce n’est pas sans conséquences sur la gestion du géant des cosmétiques coté à Wall Street depuis 1996. Dans son ensemble, la famille Lauder détient environ 35 % d’actions du groupe, mais contrôle 80 % des droits de vote. A lui seul, Leonard demeure le premier actionnaire avec une part évaluée à 22 % du capital.
La troisième génération quitte l’opérationnel
« Nous sommes une famille en affaires, pas une entreprise familiale », a déclaré un jour Leonard, 91 ans, qui n’a quitté le conseil d’administration que l’an passé et en demeure le président émérite. Mais les affaires, en famille ou pas, peuvent parfois mal tourner.
L’entreprise a récemment annoncé que Jane Lauder, 51 ans (la nièce de Leonard) quittera ses fonctions de responsable du marketing et des data d’ici à la fin de l’année. Un an plus tôt, elle avait pourtant été pressentie comme candidate sérieuse au poste de PDG. C’est un homme du sérail, Stéphane de La Faverie, qui a rejoint le groupe Lauder en 2011, qui prendra cette fonction au 1er janvier, a-t-on appris le 30 octobre.
Son prédécesseur, Fabrizio Freda, 67 ans, se dirige vers la retraite après seize années d’activité dans l’entreprise, mais « assurera la transition » pendant quelques mois. Signe que, décidément, une page se tourne, la directrice financière est aussi récemment partie. Et Mark Loomis, patron de l’activité américaine et au service du groupe depuis vingt-huit ans, le quittera à la fin « de l’exercice 2025 ».La situation est assez paradoxale souligne un observateur. La troisième génération Lauder quitte l’opérationnel, mais reste très présente dans l’actionnariat et la gouvernance. Et si une héritière ambitieuse vient d’être évincée, il y a aussi William P. Lauder qui a, lui, refusé de conserver les commandes il y a quelques années.
Désaccords en famille
PDG depuis 2004, il passe finalement le relais en 2009 sur fond de frictions persistantes avec son père. « Une décision personnelle alors prise sans concertation, contraignant le groupe à recruter hors de la famille », estime un familier. « Diriger une entreprise cotée est une condamnation, mais diriger une entreprise cotée et familiale est une condamnation à perpétuité », avait déclaré William.
C’est William P. qui a alors suggéré le nom de Freda pour prendre la relève. Cet ancien de Procter & Gamble avait fait savoir qu’il rêvait du poste. « Il a offert, en 2009, une solution à William P. qui lui est depuis redevable. Les deux hommes sont restés très proches », témoigne-t-on.
Et quand, à 66 ans, Freda s’est approché de l’âge de la retraite, les débats ont été houleux, l’an dernier, au siège feutré de l’entreprise sur la très chic Cinquième Avenue. Contrairement à son père, William P. aurait souhaité que son allié reste un peu plus longtemps à bord en raison des turbulences traversées par le navire. C’est Freda qui a défini le plan de redressement visant à redynamiser les ventes et gonfler le bénéfice en restructurant la distribution, en écoulant les stocks d’invendus et en réduisant les effectifs…
Ce fut un « conflit entre le duo William P. – Freda et Leonard ». Car comme dans la série à succès « Succession », diffusée sur HBO, le « patriarche » a ses marottes et n’en démord pas. Leonard louait, il y a encore quelques mois, une distribution à privilégier dans les grands magasins qui firent la gloire d’Estée Lauder. Toutefois, tous connaissent une baisse de fréquentation à quelques exceptions près. Mais à 91 ans, même s’il répète depuis des années qu’il « ne se mêle plus des affaires du groupe », il demeure une personnalité écoutée et respectée.
Prévisions revues à a baisse
Il était temps de réagir : depuis la pandémie, les revenus et les bénéfices ont plongé. Sur son dernier exercice clos au 30 juin, les ventes ont accusé un repli de 2 % à 15,6 milliards de dollars alors que L’Oréal brave le ralentissement de la demande. Le bénéfice net du géant américain est tombé sur cette période à 390 millions contre 1 milliard de dollars un an plus tôt.
Au cours du dernier trimestre , l’entreprise a blâmé l’atonie de la demande en Chine (20 % de ses revenus). Ses difficultés ne se limitent cependant pas à l’Asie. Les ventes en « duty free » (20 %), en chute libre, sont un lourd handicap. Le 31 octobre, l’entreprise new-yorkaise du groupe, qui a fait l’acquisition de la marque de prêt-à-porter Tom Ford pour 2,3 milliards de dollars en 2022, a annoncé, outre des résultats décevants , l’abandon de ses prévisions à l’horizon 2025 et sa décision de réduire le dividende… De quoi faire encore dévisser le titre.
Autre déconvenue majeure et beaucoup plus traumatisante pour la « dynastie Lauder » : ses marques ont aussi perdu de leur éclat dans son marché d’origine, les Etats-Unis, premier marché de la beauté. « C’est peut-être le plus grand choc pour le clan familial au-delà même du frein aux bénéfices que cela constitue », juge un observateur du groupe qui détient aussi les marques Tom Ford Beauty ou les parfums Jo Malone et Frédéric Malle… Ainsi, dans les « soins haut de gamme », l’entreprise s’est fait devancer en début d’année par L’Oréal passé en tête sur cette catégorie. Tout un symbole.
Il manque un effet « Oh my God ! »
Collectionneur d’art et mécène des musées Metropolitan Museum (MET) et Whitney Museum à New York, Leonard Lauder aime rappeler la méthode infaillible de son cadet, Ronald, également collectionneur et dont le premier achat à 13 ans fut une toile d’Egon Schiele. Pour ce dernier, face à une oeuvre d’art, « il y a trois effets possibles : le ‘‘Oh’ , le ‘‘Oh my’ et le ‘‘ Oh my God’ ». Il préconise de ne céder qu’au troisième. L’effet « Oh my God », c’est peut-être ce qui manque aujourd’hui aux marques de cosmétiques de l’empire Lauder.
« Les marques Estée Lauder et Clinique ont de très bons produits mais le groupe s’est fait doubler en raison d’erreurs commerciales et d’une approche marketing trop traditionnelle » note un expert. « C’est le premier géant en difficulté, mais cela pourrait arriver à d’autres », souligne Joël Hazan, directeur associé de BCG.
Avec des effets sur le patrimoine du clan Lauder. Selon les estimations du « Wall Street Journal », sa fortune aurait fondu de 15 milliards de dollars l’an passé. Charge au nouveau CEO, Stéphane de La Faverie, de retrouver la formule. Il a pour atout d’avoir dirigé la marque Estée Lauder et supervisé plus récemment des marques qui ont le vent en poupe comme The Ordinary chez Lauder. Il hérite cependant d’un plan de relance draconien et « il n’est pas certain d’avoir les coudées franches », note un analyste.
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