Jean-Marie Messier a beau s’être retiré des médias, il n’en garde pas moins un oeil avisé sur les « belles » histoires. Et depuis qu’il s’est plongé dans le dossier, il verrait bien le feuilleton du groupe Atlantic adapté en série Netflix. Un fabricant de chaudières et de pompes à chaleur de La Roche-sur-Yon au coeur d’un thriller haletant comme « Ripley » ou d’une saga à la « Succession » ? On n’y est pas encore. Et l’histoire tiendrait en fait davantage des Capulet et des Montaigu, plongés dans un Chabrol. Mais l’intrigue qui agite ce fleuron du capitalisme français a déjà connu de nombreux rebondissements.

Tout démarre à la fin des années 1960. A l’époque, deux Vendéens, Paul Radat et Pierre Lamoure, dirigent l’usine d’électroménager Esswein. Lorsque celle-ci est rachetée par Thomson, les deux ingénieurs s’imaginent alors entrepreneurs. Ils négocient leur départ en créant une unité indépendante et se lancent dans les convecteurs. « A l’époque, EDF avait des kilowatts produits par le nucléaire à ne plus savoir qu’en faire, racontera plus tard Paul Radat. Par conséquent, appuyés par EDF, nous nous sommes lancés dans le chauffage électrique. »
L’aventure aurait pu tourner court. Quelques mois après leur lancement, les deux amis rachètent Guillot, un fabricant de chauffage au fioul. Et se prennent de plein fouet le premier choc pétrolier. Ils doivent fermer trois de leurs quatre usines. Mais l’épisode a le mérite de les vacciner : dans le sillage du déploiement du nucléaire, ils misent plus que jamais sur le chauffage électrique. Et vont caler le développement de leur groupe familial dans le sillage du programme nucléaire français, devenant au fil des ans le leader du marché hexagonal, avec 30 % des parts du marché des radiateurs au milieu des années 1980.

13.000 salariés
Le groupe gardera aussi de ce choc originel une forte aversion pour le risque et une obsession pour la diversification. Peu à peu, il se positionne sur tous les appareils de chauffage et de climatisation : chaudières au fioul, au gaz, chaudières hybrides, chauffe-eau et plus récemment pompes à chaleur… Dans les années 1980, Atlantic profite de la vague de nationalisations pour récupérer une partie de Thomson, puis se lance dans une frénésie d’acquisitions, dans l’Hexagone puis un peu partout en Europe : en Autriche, en Allemagne, en Russie…
Il gère aujourd’hui des marques connues du grand public – Atlantic, Sauter, ou Thermor – emploie 13.000 personnes et opère désormais 31 sites industriels, dont 13 en France. Le chiffre d’affaires annuel, qui atteint les 3 milliards d’euros, a plus que doublé sur la dernière décennie. Le groupe est leader en France sur les pompes à chaleur, numéro deux en Europe. Le succès est tel que les familles Radat et Lamoure se retrouvent au 53e rang des fortunes de France au dernier classement de « Challenges », avec un patrimoine estimé à 2,6 milliards d’euros.
Tout plaiderait donc en faveur d’un scénario de success story à la sauce vendéenne. Sauf que les trois dernières années le rapprochent davantage d’un Dallas à La Roche-sur-Yon. Avec deux clans qui se détestent : les héritiers Lamoure d’un côté, les héritiers Radat de l’autre.

Polytechnique contre paternalisme
« Les tensions étaient sous-jacentes. Elles n’ont fait que croître et cela a fini par exploser à la mort des fondateurs », raconte un bon connaisseur de l’entreprise. Pierre Lamoure s’éteint en 2016, son compère Paul Radat le suit en 2017. Et c’est le début des ennuis. « Les deuxième et la troisième générations sont en conflit ouvert. Un conflit qui ne repose sur rien, c’est uniquement du relationnel », poursuit cette même source.
Car si les deux ingénieurs ont montré, durant toute leur existence, une complicité qui a fait des étincelles, ils évoluaient dans des milieux différents. Le polytechnicien Pierre Lamoure a envoyé ses enfants dans de grandes écoles. Pierre Radat, issu de l’Ecole des Travaux publics, était le digne représentant d’un capitalisme à l’ancienne, où le feeling et l’esprit de famille sont plus importants que les diplômes. Et le fossé n’a fait que se creuser entre les deux familles.
« Sur la deuxième et troisième générations, les Lamoure sont surdiplômés, ils essaient d’insuffler les pratiques des grands groupes. Chez les Radat, le pedigree académique est moins prestigieux. On se veut plus en contact avec l’opérationnel, plus paternaliste. Ce sont deux approches, deux cultures complètement différentes, irréconciliables », souligne une source indépendante. Dans la famille Radat, il y a la fille, psychiatre de formation, qui préside le conseil de surveillance. Et il y a deux autres fils, qui ont aussi des fonctions opérationnelles et siègent au directoire.
Côté Lamoure, on retrouve une petite-fille, Laure, également au directoire et directrice marketing après avoir fait ses classes à l’Edhec et chez Carrefour. Tandis que les fils Jean-Pierre et Jacques, tous deux polytechniciens, se partagent deux sièges dans les deux organes de gouvernance. « La famille Lamoure a porté la stratégie internationale de l’entreprise, notamment l’acquisition d’Ideal Boilers au Royaume-Uni, qui l’a fait changer de dimension », affirme Jean-Marie Messier, dont la banque d’affaires, Messier & Associés, accompagne les Lamoure.

« C’est comme dans un couple »
Cette différence de culture provoque des remous en interne et les actionnaires se déchirent sur la manière dont l’entreprise doit être conduite. Ils finissent par faire appel à un spécialiste des missions difficiles. En juin 2022, Marc Sénéchal est nommé médiateur. Appelé au chevet de Suez et Veolia , puis de Casino, le mandataire judiciaire est un habitué des situations désespérées.
Son diagnostic ne souffre aucune ambiguïté : la seule solution est la séparation. Côté Radat, pas question de partir. D’abord réticents, les Lamoure finissent, eux, par se convaincre que la meilleure option est de vendre leur participation.
Et pour cause : ils se sont retrouvés, sans vraiment s’en rendre compte, en minorité. Les deux fondateurs avaient strictement la même part du capital. Dans les années 1990, souhaitant prendre un peu de recul – ils ont alors dépassé les 60 ans -, ils organisent la gouvernance de leur société, font venir un directeur général, à qui l’on finit par distribuer quelques actions. De 50 %, les deux familles passent à 49,9 %.
Tant que le directeur général se montrait indépendant, pas de problème. Mais la famille Lamoure accuse l’ancien directeur général et actuel président du directoire, Pierre-Louis François, d’avoir rompu son serment d’indépendance en prenant parti pour la famille Radat. « C’est comme dans un couple. Quand un tiers arrive, il y a peu de chances pour que ça s’arrange », glisse un proche des Lamoure.

L’option hedge funds
Le mandataire travaille alors sur la vente de la participation des Lamoure. Il y a un an, le processus est tout proche d’aboutir. Plusieurs fonds d’investissement sont intéressés et c’est Ardian qui est finalement choisi. L’opération valorise la société plus de 2,5 milliards d’euros. Mais les négociations échouent sur le nouveau pacte d’actionnaires. Le suédois EQT s’intéresse ensuite au dossier, de même que le britannique CVC Partners ou le fonds souverain émirati Adia… Tous finissent par jeter l’éponge pour les mêmes raisons, selon un article de « L’Informé » : les exigences de gouvernance des Radat sont trop contraignantes.
Durant les négociations, il est aussi question d’un rachat d’une partie des parts des Lamoure par les Radat, pour consolider une vraie majorité. Là encore, c’est un échec, pour une question de prix cette fois. « Les Radat se sont dit qu’ils pouvaient récupérer l’entreprise sans investir un euro, les Lamoure n’accepteront pas de se faire spolier », indiquent les représentants de ces derniers.
Au coeur de l’été, le ton se durcit encore avec l’hypothèse d’une vente à un fonds spéculatif, qui pousserait une réorganisation et un changement de stratégie. « Ce n’est pas du bluff, c’est une possibilité très sérieuse », avance un observateur.
La direction se montre, elle, peu bavarde sur le sujet. C’est l’actuel directeur général, Damien Carroz, qui monte au front pour éteindre l’incendie. « Nous laissons le temps à nos actionnaires de trouver le bon acheteur, nous restons concentrés sur l’opérationnel », explique-t-il aux « Echos ». « Notre stratégie reste claire, notre trésorerie est positive, et nous avons de nombreux défis devant nous », soutient celui qui a rejoint Atlantic il y a cinq ans avant d’en prendre les manettes il y a un an et demi.
Jean-Paul Ouin, président d’Energies et Avenir, l’association de la filière chauffage à eau chaude, qui connaît bien la société, abonde : les problèmes d’actionnariat n’entament en rien la bonne marche des affaires. « Les actionnaires ne sont pas interventionnistes et laissent le management gérer la société. Ils ont mis en place une organisation millimétrée, où chaque directeur de branche est comme le patron d’une grosse PME. Le niveau de délégation de pouvoir est sidérant. »

Un symbole de la réindustrialisation
La direction a en effet déjà fort à faire : la situation se tend sur le marché. La vente de pompes à chaleur, la première ligne de recettes du groupe aujourd’hui avec 28 % du chiffre d’affaires, est à l’arrêt à cause de la crise des constructions neuves et de la complexité des aides. En France, les ventes de PAC air-eau sont passées de 355.000 en 2022 à 306.000 l’an dernier et pourraient chuter jusqu’à 200.000 cette année. Et la possible hausse des taxes menace le segment des chaudières à gaz.
« La conjoncture est difficile, reconnaît Damien Carroz. Nous avons commencé à nous adapter il y a un an en ayant recours au chômage partiel, mais nous avons passé ce stade et on continue d’investir, même sur les pompes à chaleur. » Atlantic vient d’investir 75 millions d’euros pour l’ouverture de cinq centres de R&D, dont quatre en France. Et quelque 150 millions d’euros pour un nouveau site à Chalon-sur-Saône , qui doit doper sa production de pompes à chaleur à partir de 2026.
Car Atlantic se veut un symbole de la réindustrialisation. Le groupe s’est lancé dans le rapatriement de plusieurs unités de production. « Pour des raisons industrielles, tout d’abord, affirme Damien Carroz. Cela permet de maîtriser la chaîne d’approvisionnement. Et en France, nous sommes au carrefour de nos plus gros marchés, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne. » Le soutien public est aussi important, et cela rend le dossier politique.
Le gouvernement surveille de loin la bataille d’actionnaires, notamment le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, longtemps élu dans la région et proche des deux fondateurs. Il en va de l’un des plus beaux fleurons industriels français des quarante dernières années. Et de 13.000 salariés qui commencent à se poser des questions. « Il est évident que ce type de situation provoque des effets de bord », affirme un connaisseur de l’entreprise. « Il y a urgence, estime de son côté Jean-Marie Messier. C’est le moment parfait pour que l’entreprise profite du rebond du marché. Face à tous les défis et à la concurrence, il faut être agile. Sinon, ce serait un vrai gâchis. »

Lire l’article complet sur : www.lesechos.fr