C’est un peu comme si l’on arpentait quotidiennement les rayons d’un immense magasin sans jamais avoir entendu son nom. Ou plutôt : c’est comme si cet immense magasin habillait chacun de ses rayons aux couleurs de Carrefour, Ikea ou Decathlon, nous laissant dans l’ignorance du propriétaire des lieux. Rarement décalage aura été aussi perceptible entre la taille d’une entreprise et sa notoriété auprès du grand public.
Akamai ? Il faut tomber sur le dernier rapport de l’autorité de régulation des télécommunications (Arcep) pour prendre la mesure de ce mastodonte. Sans grande surprise, on y apprend que Netflix est le premier utilisateur de bande passante sur Internet en France, avec 15,3 % du trafic. Mais en deuxième position, devant Google, Meta et Amazon, figure Akamai, avec 12,3 %.
« Nous sommes le plus gros diffuseur de trafic Internet au monde », affirme même Jérôme Renoux, directeur général d’Akamai France. Qu’un internaute consulte le « New York Times », TF1 ou France Télévision, qu’il réserve un logement sur Airbnb, il y a de fortes chances pour qu’il soit en train d’interagir, sans le savoir, avec les serveurs d’Akamai.
La probabilité en est encore plus élevée lorsqu’il suit en direct un événement faisant l’objet d’une forte audience mondiale. « Pendant la Coupe du monde de football ou la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques, nos services ont permis d’assurer une diffusion sans faille tout en faisant face aux cyberattaques, massives », explique Jérôme Renoux. Diffuser en direct un contenu pour des centaines de millions de gens nécessite une infrastructure numérique hors de portée des médias traditionnels.

Risque de saturation du réseau
La plupart des clients d’Akamai gardent secret leur partenariat. Mais « si un e-commerçant tient le choc pendant le rush qui précède Noël, c’est souvent grâce à Akamai », résume Fatima Boolani, codirectrice de la recherche sur le secteur des entreprises de logiciel chez Citi. Car, veut croire Jérôme Renoux, « avec 350.000 serveurs, nous pouvons évidemment avoir des problèmes techniques, mais un black-out total de notre plateforme est impossible ».
Il n’empêche : les quelque 20.000 sites qui, en juillet 2021, ont connu des difficultés allant jusqu’à la panne à la suite d’une mise à jour chez Akamai savent que la toute-puissance de la société américaine peut aussi avoir son revers de médaille. Ce jour-là, les problèmes ont concerné notamment BNP Paribas, Canal Plus, la FNAC ou encore, à l’étranger, British Airways, UPS, Oracle ou Amazon.
L’histoire du plus invisible des géants du Net, qui commence en 1995, témoigne de la façon dont une technologie pensée en Europe a pris son envol de l’autre côté de l’Atlantique. Cette année-là, celui qui est considéré comme le père du Web mondial, le Britannique Tim Berners-Lee lance un défi à ses collègues du Massachusetts Institute of Technology (MIT), à Boston : l’équipe qui trouvera les moyens de repenser l’acheminement des données sur Internet et de diminuer ainsi les risques d’engorgement remportera 50.000 dollars pour amorcer un projet entrepreneurial.

Si Tim Berners-Lee voit se profiler un risque de saturation du réseau mondial, c’est que celui-ci est en plein essor, et que son armature, bâtie dans une forme d’anarchie, va bientôt être submergée. « Jusqu’au début des années 1990, les flux qui circulent sur Internet sont relativement modestes, et le réseau ne subit pas de grosse pression », rappelle Pascal Griset, professeur à Sorbonne Université et spécialiste de l’histoire de l’innovation. Mais, précise-t-il, une triple révolution va changer la donne dans la dernière décennie du millénaire : « la demande se met à exploser avec le développement du Web et des services commerciaux qui y sont associés, la montée en puissance de l’ordinateur personnel et le développement de la fibre optique qui vient démultiplier les possibilités de trafic par rapport au cuivre ». Francesca Musiani, directrice de recherches au Centre Internet et Société du CNRS, confirme : « Akamai est intervenu à un moment où la congestion et la mauvaise qualité de l’acheminement des données sur les réseaux se traduisaient par un ralentissement du trafic. »

Akamai est particulièrement sollicité pour les événements retransmis en direct faisant l’objet d’une forte audience mondiale.Shutterstock
Au MIT, un jeune professeur de mathématiques appliquées, Tom Leighton, crée une équipe de recherche pour résoudre le problème posé par Tim Berners-Lee. Ce spécialiste des algorithmes est rapidement rejoint par un autre mathématicien, Daniel Lewin. En s’appuyant sur le travail de leur équipe du MIT, ils mettent au point une technologie qui va révolutionner Internet : le CDN, pour « content delivery network ». Elle repose sur deux idées clés. D’une part, il s’agit de dupliquer les contenus numériques des entreprises clientes d’Akamai sur de multiples serveurs dans le monde afin de réduire drastiquement la distance entre chaque internaute et l’information qu’il va chercher – tout en soulageant les serveurs du client d’Akamai. Et d‘autre part, un calcul informatique se charge d’optimiser, en permanence, la façon dont les données de ce maillage sont sollicitées et acheminées. « C’est cette technologie que nous avons toujours protégée et qui constitue notre trésor de guerre », résume Jérôme Renoux.

Course de vitesse
La mécanique entrepreneuriale américaine se met en route : un nom habilement trouvé (Akamai signifie « intelligent » en hawaïen), des financements généreux et une équipe qui se forme « en mobilisant tout un réseau de compétences démontrant la puissance du tissu industriel américain », estime Pascal Griset. Celui-ci pointe également « l’écosystème porteur qui se développe alors aux Etats-Unis, cet humus qui fait défaut en Europe ». Le premier client d’Akamai, en 1999, sera un certain Yahoo !.
La suite est une course de vitesse. Grandir rapidement est doublement stratégique. D’abord parce que la multiplication des serveurs permet de rapprocher l’utilisateur de la donnée qu’il consulte – un enjeu toujours plus important, comme en témoigne aujourd’hui la très faible latence requise dans le jeu vidéo en ligne. Mais aussi, ajoute Jérôme Renoux, parce que l’algorithme d’Akamai permet à ces serveurs « de communiquer entre eux et de dresser en permanence une météo du web mondial en temps réel ». Plus la toile d’Akamai s’étend sur celle du Web, plus la société affine sa vue d’ensemble de l’architecture du réseau mondial et sa capacité à optimiser le transit des données d’un point à l’autre. Akamai va donc frapper à la porte de la plupart des opérateurs de télécommunications de la planète et revendique aujourd’hui 4.200 implantations géographiques dans le monde ainsi qu’une interconnexion avec plus de 1.400 réseaux d’opérateurs.

Avec ses 350.000 serveurs, Akamai dispose d’une force de frappe avec peu d’équivalents.Wendy Sue Lamm/Contrasto-rea

Sur ce chemin, difficile de ne pas mentionner la sombre date du 11 septembre 2001. Triste paradoxe : ce jour-là fut une tragédie chez Akamai en même temps qu’une première démonstration de force pour la société. Victime des terroristes, Daniel Lewin périt dans l’avion qui s’écrase sur le Pentagone. Au même moment, rappelle Jérôme Renoux, « la plupart des grands médias américains, trop sollicités, n’ont pas réussi à maintenir leur diffusion, tandis que CNN continuait d’assurer ses services au niveau mondial, grâce à Akamai ».
Forte de son maillage sans équivalent dans le monde, Akamai est devenu incontournable à mesure que la quantité de données transférées autour de la planète explosait, que l’usage de la vidéo se banalisait et que les smartphones rendaient l’internet accessible à la poche de milliards d’êtres humains. « Dans les couches plus basses de l’infrastructure Internet, il y a des acteurs tout aussi dominants que Google », commente Francesca Musiani. Aujourd’hui, la société affirme être prestataire « des 10 plus grandes sociétés de streaming vidéo, des 10 plus grandes entreprises de jeux vidéo, des 10 plus grandes banques, des 10 plus grandes entreprises de logiciels ». Jérôme Renoux estime que sa société assure plus de 60 % du marché mondial du CDN, même si « la Chine fausse un peu la donne », étant largement en marge du reste du Web mondial.

Ils gèrent autour de 20 % de l’Internet mondial mais ils n’ont pas de véritable capacité de fixation des prix, ce qui les distingue d’un monopole.
Fatima Boolani Analyste chez Citi

Bien sûr, des concurrents comme Cloudflare, Fastly, Limelight, ou Edgecast sont apparus, « parfois financés par des entreprises de télécommunications agacées de voir le savoir-faire d’Akamai se développer sur la base d’une infrastructure qu’elles-mêmes fournissaient », analyse Fatima Boolani. Mais, note le consultant en cybersécurité Allan Kinic, « aucun de leurs concurrents ne s’approche de leur taille et toute société qui voudrait se lancer sur le même marché aujourd’hui aurait intérêt à avoir les reins extrêmement solides ».
Car en plus des investissements colossaux qui seraient nécessaires pour concurrencer une entreprise valorisée autour de 15 milliards de dollars, le marché du CDN n’est plus ce qu’il était. Après l’explosion du trafic au moment du Covid, s’est produit un affaissement de la croissance. En outre, « c’est en quelque sorte devenu un marché de matière première, avec un prix du gigaoctet qui n’a cessé de diminuer à mesure que le volume de données augmentait », résume Fatima Boolani. Malgré sa position dominante, Akamai n’a pas échappé à cette pression sur les prix. « Ils gèrent autour de 20 % de l’Internet mondial mais ils n’ont pas de véritable capacité de fixation des prix, ce qui les distingue d’un monopole », poursuit l’analyste chez Citi.
« Nous avons senti le vent tourner et nous avons effectué des mouvements assez radicaux », assure Jérôme Renoux. Depuis quelques années déjà, le groupe s’est fixé un nouvel objectif : capitaliser sur son métier historique pour diversifier ses savoir-faire. Le premier axe, amorcé il y a une dizaine d’années, porte sur la cybersécurité, tandis que le second concerne le « cloud computing », consistant à proposer aux clients d’effectuer des opérations de calcul informatique dans des serveurs situés à distance – mais au plus près des besoins.

Petit Poucet
La méthode a consisté, essentiellement, à acquérir des sociétés expertes dans ces domaines. Rachat, en 2014, de Prolexic, leader de la protection contre les très fréquentes cyberattaques de « déni de service distribué », pour 370 millions de dollars. Acquisition, en 2021, du spécialiste du cloud Linode pour 900 millions de dollars. Prise de contrôle de Guardicore, en 2022, pour 600 millions – cette fois dans le but de renforcer les compétences en cybersécurité. Un objectif également poursuivi en mettant la main sur Noname, cette année, pour 450 millions.

Le virage est pris : « sur 3,8 milliards de dollars de chiffre d’affaires, plus de la moitié proviennent aujourd’hui du cloud et de la cybersécurité », explique Jérôme Renoux. Alors que, rappelle Fatima Boolani, « le CDN représentait 72 % de leur activité en 2019, et probablement près de 90 % il y a dix ans ». Reste à pérenniser ce nouveau modèle économique. En tenant le rôle, cette fois, du petit poucet face à des géants du cloud qui s’appellent Amazon , Microsoft et Google.

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