Tout le monde a une histoire à raconter sur l’Opinel. Picasso aimait sculpter ses figurines en bois avec un N° 5 à la main couronnée inspirée des armoiries de Saint-Jean-de-Maurienne. Le navigateur Alain Colas se souvenait volontiers qu’il lui avait sauvé la vie alors que son pied était coincé dans une haussière. Plus récemment, le chef Jean Sulpice, un inconditionnel de la marque, a réuni le coutelier et le porcelainier réputé Bernardaud pour concevoir des Opinel à manche en céramique destinés à « L’Auberge du Père Bise » doublement étoilée de Talloires.
A Saint-Jean-de-Maurienne, les visiteurs du musée consacré au célèbre couteau savoyard arrivent plein de souvenirs qu’ils partagent en quelques mots, voire sous forme de dessins, dans l’espace qui leur est consacré. Et ce, quel que soit l’âge. « L’Opinel est un couteau qui se mérite, affirme ainsi Sarah du haut de ses 11 ans. J’ai eu mon premier après une randonnée à vélo de 47 km autour du lac d’Annecy. Cette semaine, après avoir marché tous les jours, ma soeur de 4 ans aura le sien. »

L’un des 100 plus beaux objets du monde
« Un véritable rite initiatique », confirme Paul, qui se souvient encore du jour où son père lui a offert son premier Opinel, pour ses 14 ans. « Ma première arme ! » Pour Svenjia, garde-forestier au parc national de la Forêt-Noire, en Allemagne, « c’est devenu un signe de reconnaissance de l’équipe, donné en cadeau à chaque stagiaire ». Le succès de ce kiosque en forme de virole – du nom technique de la bague de sécurité du couteau – est tel que le directeur du musée, Maxime Opinel, un arrière-petit-cousin du fondateur de l’entreprise familiale, « doit régulièrement faire de la place pour les suivants ».

Cette force affective d’Opinel est l’un des ingrédients de l’incroyable longévité du couteau pliable né en 1890 dans le hameau savoyard de Gévoudaz, perché à 600 mètres d’altitude. Avec une notoriété que bien des marques peuvent lui envier : 8 Français sur 10 savent reconnaître la courbe de sa lame en forme de yatagan. Outre-Manche, son design intemporel lui a valu d’être distingué par le Victoria & Albert Museum parmi les 100 plus beaux objets du monde, à côté des montres Rolex ou de la Porsche 911.

Des ventes records
Plus de cent trente ans après sa fondation par Joseph Opinel, la société familiale, aujourd’hui présidée par son arrière-petit-fils François, n’en a jamais vendu autant. « Un couteau toutes les sept secondes, dont 45 % à l’export », indique cet homme longiligne qui a repris la présidence au décès de son père, en 2016, après une longue carrière dans l’informatique bancaire en Suisse. « En 2023, l’entreprise a réalisé un chiffre d’affaires de 38,4 millions d’euros », précise le sexagénaire, au siège de Chambéry, entouré de son état-major. Un doublement par rapport à 2014 pour un produit qui rime de plus en plus avec l’art de vivre à la française. La période du Covid lui a été particulièrement favorable en raison de son utilité et de sa polyvalence pour bricoler chez soi, dans son jardin ou pour cuisiner, un must dans une période de confinement forcé où le consommateur a redécouvert les plaisirs simples du quotidien.

6,5
millions Le nombre de pièces vendues par Opinel en 2023.

Opinel en a d’autant plus profité que son usine a pu continuer à fonctionner pendant la pandémie. Près d’une centaine de personnes y travaillent aujourd’hui pour fabriquer les fameux couteaux de poche. « Sur les 6,5 millions de pièces écoulées en 2023, ces derniers représentent encore les deux tiers des volumes », précise Jean Perroux, lors de la visite des ateliers de production dont il est responsable. Des métiers très différents s’y côtoient pour fabriquer et assembler les cinq pièces qui composent toujours les best-sellers de la maison, soit une lame, un manche, deux viroles – une fixe, et une tournante depuis son invention en 1955 par Marcel Opinel pour certaines longueurs de lames – et un rivet.
Si le principe reste le même, les méthodes de production sont régulièrement optimisées pour maintenir le rapport qualité-prix d’un produit dont le nom est entré dans le dictionnaire en 1989. Au nom de la productivité, la découpe de la lame a été externalisée depuis une quinzaine d’années, l’entreprise se concentrant sur le meulage, le façonnage, le laquage ou encore la gravure au laser des manches en bois. Des étapes largement robotisées, avant que l’homme ne reprenne la main. En quelques gestes rapides et précis, Cyril pose la bague de sécurité tournante sur le manche, vérifie son fonctionnement puis affile la lame sur une meule afin de garantir son tranchant et sa capacité à être réaffûtée au cours de son existence. Ne reste plus qu’à conditionner le couteau dans des étuis aujourd’hui en carton. C’est le rôle dévolu à deux femmes sur une ligne séparée. Voilà pour les grandes séries.
Mais à l’heure de l’économie circulaire et de la personnalisation, le site possède également un atelier artisanal, aménagé dans un local séparé : Julie (le prénom a été modifié) y réalise ce jour-là un travail de marqueterie à partir de chutes d’ébène, de noyer et d’érable sur le manche d’un N°8, le plus vendu des couteaux de poche, dans une gamme qui compte aujourd’hui onze longueurs de lame différentes à partir de 3,5 cm.

Vers une extension de capacité
Pour accompagner sa croissance, le coutelier s’est mis en quête il y a deux ans de terrains supplémentaires. Un défi dans une zone où le foncier est rare et cher. Le hasard a voulu que son voisin d’en face, une cimenterie également aux mains d’un actionnariat familial, accepte de lui céder l’été dernier une parcelle inutilisée de deux hectares, aujourd’hui plantée de peupliers. Une occasion inespérée et un soulagement pour le groupe et son personnel. « Ce quasi-doublement de surfaces nous permet de nous projeter sur quelques dizaines d’années tout en pérennisant le site sur lequel nous investissons depuis cinquante ans, confirme Gérard Vignello, directeur général adjoint chargé de l’industrie et des finances. Le permis de construire a été déposé en octobre pour démarrer le chantier au deuxième semestre 2025. » En attendant, le stockage des produits finis s’est verticalisé pour gagner rapidement des mètres carrés supplémentaires sur le site existant et accueillir de nouvelles machines pour usiner des lames.

Couteau de poche, de table ou de cuisine, manche en bois, corne, plastique… L’offre s’élargit, pour un outil qui redevient tendance.© Thierry Vallier

Si le marché de la coutellerie a souffert de l’inflation post-Covid et de la flambée des taux d’intérêt, Opinel reste confiant sur le moyen terme. Même son de cloche côté distribution sur la dynamique générale du secteur. Et pour cause. « Au cours des dix dernières années, le couteau s’est déringardisé », explique Laurent Fleurot, responsable marketing de H. Beligné et Fils, l’un des principaux grossistes spécialisés en France avec plus de 200 marques différentes à destination des circuits sélectifs. Les grandes marques ont fortement investi pour rajeunir leur image. Avec succès. Le consommateur présente aujourd’hui un profil plus jeune, plus urbain et plus féminin sur un marché qui fonctionne plutôt bien. Pour les 25-35 ans, l’ancien symbole du développement des loisirs des trente glorieuses est « devenu presque l’équivalent d’un accessoire de mode », estime Laurent Fleurot.

Un flot de nouveautés
Les efforts de design et la recherche de qualités techniques ont sans conteste participé à augmenter le panier moyen. A l’instar du flot régulier de nouveautés tant esthétiques que fonctionnelles à la fois dans le couteau de poche, de table et de cuisine. Très à l’écoute des commentaires des consommateurs sur Instagram, TikTok et autres réseaux sociaux, Opinel participe largement au mouvement. Couteaux à champignons, à huîtres, à bout rond, tire-bouchon ou spécial outdoor, pour enfant… autant de nouvelles fonctions très prisées à la fois dans l’Hexagone, en Allemagne et aux Etats-Unis, le premier marché à l’export. Et à côté des manches en bois personnalisables, le plastique – demain 100 % recyclé – plus adapté au lave-vaisselle s’est fait une place depuis quelques années dans la gamme pour la table. Après le lancement d’un premier kit barbecue en 2024, d’autres nouveautés sont prévues l’an prochain. Opinel n’en dira pas plus. Mais « surtout pas de gadget ». Fidèles au credo de l’aïeul Joseph, François et ses équipes privilégient avant tout « des produits utiles avec un bon rapport qualité-prix, qui répondent à de vraies fonctions et soient fabriqués en France ».

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