Ben & Jerry’s est décidément trop turbulent. Le fabricant de glaces engagé est devenu une gêne pour Unilever, qui l’a acheté en 2000. La multinationale britannique n’assume plus la liberté de ton des fondateurs et les prises de position publiques progressistes de l’entreprise.
Cette rupture douloureuse est à l’image du divorce du business aux Etats-Unis avec la politique des bons sentiments embrassée il y a quelques années. De la responsabilité sociale et environnementale (ESG) à la diversité et à l’inclusion (DEI), les grandes entreprises ont désormais tendance à faire marche arrière sur leur engagement « woke ».

Une plainte contre Unilever
Mercredi, Ben & Jerry’s a porté plainte contre Unilever pour lui avoir interdit de prendre la défense des droits des Palestiniens. En décembre, le glacier voulait appeler à un cessez-le-feu immédiat dans un communiqué. Unilever a menacé de démanteler son conseil d’administration indépendant et de poursuivre les dirigeants s’ils mettaient leur plan à exécution.

Unilever a également interdit à l’entreprise de soutenir l’accueil des réfugiés palestiniens au Royaume-Uni, la liberté d’expression des manifestants pro-Gaza sur les campus américains, la suspension des livraisons d’armes à Israël.
Le glacier fondé en 1978 par deux amis du Vermont a fait de son engagement social sa marque de fabrique. En 1988, les patrons hippies ont lancé une glace « Peace Pops » enrobée de chocolat avec un message de réduction des dépenses militaires des Etats-Unis. Plus tard, ils ont pris position pour le mariage homosexuel, contre le réchauffement climatique, pour le mouvement « Occupy Wall Street ». Contre Donald Trump, ils ont sorti un parfum « Pecan Resist ».

Des objectifs environnementaux revus à la baisse
Unilever a avalé la petite marque en connaissance de cause, à une époque où il était de bon ton d’afficher sa responsabilité sociale – du thé qui se dit « honnête », un fabricant de jus « innocent », du savon pour « accepter son corps », des lessives « vertes » et des étiquettes qui font la morale… Les cofondateurs Ben Cohen et Jerry Greenfield avaient obtenu de conserver un conseil indépendant et une mission sociale. Les deux multimillionnaires n’ont plus qu’un rôle de représentation au sein de l’entreprise, mais ils demeurent les vigies de son activisme social.
Le conseil indépendant de Ben & Jerry’s avait déjà porté plainte contre Unilever en 2021. Le glacier avait décidé d’interrompre ses ventes dans les colonies juives de Cisjordanie pour protester contre le grignotage du territoire palestinien. Unilever avait réagi en cédant l’activité israélienne à un producteur local. Un accord amiable a été trouvé en 2022, Ben & Jerry’s devenant une entité séparée en Israël, et Unilever acceptant de financer des oeuvres humanitaires au Moyen-Orient.
Mais la tension est devenue trop forte entre le désir d’Unilever de rentrer dans le rang et les partis pris de Ben & Jerry’s. En avril, le groupe a revu à la baisse ses objectifs environnementaux. Au lieu de réduire de 50 % le recours au plastique non recyclé d’ici à 2025, il est passé à 30 % en 2026. Il a aussi renoncé à une série d’autres engagements pour l’année prochaine : réduire le gaspillage alimentaire industriel de moitié, dépenser 2 milliards d’euros par an dans des entreprises de la diversité, accroître à 5 % l’effectif de personnes handicapées…

Retour de bâton anti-ESG aux Etats-Unis
Sous Paul Polman, de 2008 à 2018, Unilever était devenu le parangon de l’ESG, copié par les autres industriels. Le groupe finançait des projets comme l’installation de toilettes en Inde ou des publicités contre le gaspillage alimentaire. Mais la croissance a ralenti à la fin de son règne et le marché a commencé à juger que le groupe s’égarait. L’investisseur activiste Nelson Peltz est devenu administrateur. Hein Schumacher, le PDG nommé en 2023, a pris les commandes d’un groupe heurté par la forte inflation, avec pour mission de réduire les coûts et de redresser les profits.
Qui plus est, il est arrivé au moment d’une puissante vague « anti-woke » aux Etats-Unis. Les élus républicains rejettent des engagements pour la diversité raciale ou la sauvegarde de la planète qui leur paraissent dictés par la gauche. Des activistes de droite poursuivent les entreprises qui pratiquent la discrimination positive. Edward Blum a réussi à interdire à Harvard d’utiliser des critères raciaux pour l’admission des étudiants, et veut faire de même avec le business, à l’instar d’un autre militant, Robby Starbuck. Les bières Bud Light, les motos Harley-Davidson et les tracteurs John Deere ont tous fait marche arrière sous la menace d’un boycott.
Unilever a annoncé au printemps son intention de coter séparément à Amsterdam l’activité glaces, qui regroupe, outre Ben & Jerry’s, les marques Magnum et Wall’s. Cet été, le groupe semble avoir changé son fusil d’épaule. Plusieurs fonds d’investissement, d’Advent à KKR et à Blackstone, ont regardé le dossier en vue d’une acquisition.

Ce pôle réalise près de 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires. C’est le leader mondial du secteur, mais il pèse sur les résultats d’Unilever. L’année dernière, les ventes de glaces ont chuté de 6 % en volume, et les marges ont fondu par rapport à la moyenne du groupe, du fait de la hausse du cours des matières premières comme le cacao et le sucre, et de l’inflation énergétique. Vendre permettrait aussi à la multinationale de se débarrasser d’un petit glacier un peu trop bavard pour l’Amérique trumpiste.

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