Deux redressements industriels spectaculaires, PSA et Opel, ainsi qu’une fusion débouchant sur des résultats financiers stratosphériques, avec Stellantis. En une décennie, Carlos Tavares s’est forgé une légende dans l’industrie automobile. Il est rare toutefois qu’un pilote de course, pour reprendre une métaphore qu’affectionne le dirigeant amateur de rallyes, ne fasse jamais de sortie de route. « Durant une course, il arrive qu’on perde le contrôle du véhicule, a glissé Carlos Tavares devant des journalistes à la mi-juin. Et quand ça arrive, ne dites pas que c’est à cause de la mécanique. » Tour d’horizon.

· Des stocks excessifs aux Etats-Unis
C’est le marché le plus profitable de Stellantis, la source principale des résultats financiers exceptionnels du groupe ces dernières années, avec une confortable marge opérationnelle de 15,4 % en 2023. Mais c’est aussi là que Carlos Tavares a fait son dernier faux pas.
Entre la fin 2023 et le début 2024, Stellantis a laissé les stocks s’amonceler. C’est aujourd’hui son plus gros problème. Pour écouler les modèles accumulés ces derniers mois, il doit sacrifier ses prix. Donc sa marge, qui a fondu à 11,4 % au premier semestre. Celle-ci devrait franchir à la baisse, pour la première depuis la fusion entre Fiat Chrysler et PSA, la barre des 10 %. « Nous avons été trop arrogants, et quand je dis nous, je parle en réalité de moi-même, a reconnu Carlos Tavares lors d’une journée investisseurs à Détroit, mi-juin. Je ne suis qu’un être humain, n’est-ce pas ? Certes, j’aurais dû voir le problème plus tôt et réagir plus rapidement. Il m’a manqué des signaux d’alerte. »
Sa réticence bien connue à baisser les prix de ses modèles a joué contre lui. Quand ses concurrents Ford et GM accordaient de plus en plus de ristournes, lui a voulu sanctuariser ses marges. Résultats, ses marques américaines, Jeep en particulier, ont perdu des parts de marché.

· Des économies jusqu’à l’os
En interne, c’est une complainte permanente. Derrière les marges à deux chiffres du groupe, il y a une pression et une vigilance constante sur les coûts. Une qualité dans l’industrie qui, poussée trop loin, peut se transformer en péché d’avarice, et affaiblir un groupe. Face à l’irruption des marques chinoises, l’industrie automobile occidentale joue sa survie, répète souvent Carlos Tavares. Et pour ne pas y laisser sa peau, il faut combler la différence de coût de 30 % avec les nouveaux venus. La réduction des coûts est donc son obsession.
Plusieurs signaux indiquent toutefois que le dirigeant a poussé le bouchon un peu trop loin. Un exemple parmi d’autres : en 2023, les concessionnaires français tirent la sonnette d’alarme dans une lettre acide. Stellantis ne met plus de moyens commerciaux pour vendre ses modèles, il faut absolument baisser les prix pour ne pas décrocher face aux concurrents. Il faudra attendre que la crise devienne publique pour que Carlos Tavares prenne le sujet à bras-le-corps. Il accepte finalement de revenir sur certaines mesures qui menaçaient la position des marques du groupe sur le marché hexagonal.
« Avec cet accent mis sur la réduction des coûts, Carlos Tavares a fait de Stellantis un constructeur plus efficient que compétitif, écrit dans une note Philippe Houchois, analyste chevronné chez Jefferies. Les décisions portant sur les produits semblent dériver d’une culture d’ingénieur qui place les questions de coûts et de synergies bien au-dessus des préoccupations marketing. » Comprendre : il faut aussi donner envie aux clients d’acheter les voitures. De surcroît au moment où Stellantis s’apprête à lancer tous azimuts pas moins d’une vingtaine de nouveaux modèles ces prochains mois.

·Un « turn-over » à donner le tournis
La valse des dirigeants à la tête de Stellantis peut donner le tournis. Carlos Tavares met ses cadres dirigeants sous pression, et lorsque les objectifs ne sont pas atteints, les changements de poste, voire les départs, ne tardent pas.
En juin 2023, le patron de Dodge, Timothy Kuniskis, a récupéré la marque Ram dans son périmètre… avant que l’entreprise n’annonce son départ à la retraite moins d’un an plus tard. Sur le seul périmètre de la « Top executive team », forte de 32 membres (patrons de régions, de marque et/ou de fonctions), Stellantis a annoncé depuis le début de l’année six changements de poste et/ou de périmètre, accompagnés de trois départs. En 2023, l’équipe de direction a enregistré pas moins de 15 mouvements, suivis de quatre départs.
Cette facilité à appuyer sur le bouton « eject » entraîne une peur délétère chez ses équipes, qu’un ancien cadre du groupe a pu observer de près : « Les problèmes ne remontent plus toujours jusqu’à lui. » Comme aux Etats-Unis, récemment. Et comme en France, l’année dernière, se sont étonnés certains concessionnaires hexagonaux.

· En Chine, la descente aux enfers
Lorsque Carlos Tavares prend les rênes de PSA en 2014, la Chine est l’un des rares points forts du groupe. Allié au constructeur local Dongfeng, le constructeur français écoule cette année-là 740.000 Peugeot et Citroën dans ce qui est alors son premier marché.
Mais passé ce point d’orgue, la situation ne cesse d’empirer. La gamme ne colle plus aux attentes des clients, qui veulent des SUV et des voitures de plus en plus connectées. Le lancement de la marque DS, avec Sophie Marceau comme égérie, est un cuisant échec. Les ventes du groupe dégringolent jusqu’à tomber à 46.000 exemplaires en 2020, et les dissensions entre Dongfeng, qui veut pousser les volumes, et PSA, qui veut au contraire préserver les marges, n’arrangent rien.
La fusion avec Fiat-Chrysler pour créer Stellantis, en 2021, ne se traduit pas par le sursaut espéré. La relance prévue pour Jeep fait un flop dès le départ, Stellantis se fâchant avec son partenaire GAC. Le groupe vend ses usines et se replie sur des voitures importées, ce qui revient à se contenter de miettes sur le plus gros marché au monde. « Le seul truc qu’il a raté, et il n’aime pas qu’on le lui dise, c’est la Chine. S’il avait su garder et étayer la base de PSA là-bas, Stellantis aurait aujourd’hui les volumes de Volkswagen, ou presque », estime un fin connaisseur du secteur.

Carlos Tavares n’a toutefois pas dit son dernier mot. En octobre dernier, il a investi 1,5 milliard d’euros pour acquérir 21 % de Leapmotor, l’une des jeunes pousses chinoises les plus prometteuses du secteur. De quoi garder un pied sur place, et surtout, se fournir très vite en voitures électriques abordables. Celles-ci seront importées par une coentreprise contrôlée par Stellantis, et arriveront dès cet automne dans les concessions en Europe. Un joli coup stratégique, et une nouvelle preuve du pragmatisme de celui qui déplorait qu’on « déroule le tapis rouge aux Chinois. »

Lire l’article complet sur : www.lesechos.fr