Qu’ils soient astronomes, physiciens ou neurobiologistes, tous les scientifiques s’accordent sur un point : le cerveau – a fortiori le cerveau humain, le plus performant du monde animal – constitue l’objet le plus complexe connu de tout l’univers. Ce « petit tas de porridge tiède », comme l’appelait Alan Turing, qui chez Homo sapiens pèse en moyenne 1.350 grammes, a, entre autres innombrables fonctions, celle de nous fournir en continu et en temps réel (ou quasi réel) une représentation interne du monde extérieur. C’est-à-dire de l’espace tridimensionnel dans lequel nous nous mouvons, mais aussi du temps dans lequel nous nous inscrivons – une quatrième dimension à laquelle le cerveau lui-même n’échappe évidemment pas, ne serait-ce que parce que les signaux électrochimiques permettant à ses 86 milliards de neurones de fonctionner ensemble mettent un certain laps de temps à se propager : le cerveau, « machine à fabriquer du temps », est lui-même assujetti au temps.
S’agissant de l’espace, quelques belles percées ont été réalisées depuis la fin des années 1950, date de la « révolution cognitive » qui a accouché des sciences du même nom. Dès 1948, le psychologue américain Edward Tolman émettait l’hypothèse qu’un réseau de neurones situé dans l’hippocampe – une structure du système limbique jouant un rôle central dans la mémoire et la navigation spatiale – abrite ce qu’il a appelé une « carte cognitive » : un modèle interne miniature de l’espace extérieur, ou pour le dire autrement une représentation mentale de l’organisation de l’espace environnant.
De fait, au début des années 1970, le neuroscientifique britannique John O’Keefe, qui travaillait sur des rongeurs, a identifié dans ce même hippocampe des neurones un peu particuliers, qui ont reçu le nom de « cellules de lieu ». Ces cellules de lieu, d’abord découvertes chez le rat, ont ensuite été retrouvées chez d’autres espèces animales, y compris l’homme. Leur particularité est de ne s’activer (de n’émettre leurs trains de potentiels d’action) que lorsque l’animal passe en un endroit précis de son environnement, correspondant à une section donnée de sa carte cognitive.
Associées à d’autres types de neurones à la fonction proche, comme les cellules de grille, les cellules de lieu sous-tendent la capacité, universellement répandue dans le règne animal, de se situer et de s’orienter dans l’espace, et d’y inférer des chemins possibles sans en avoir fait l’expérience préalable. Ce sont ces travaux pionniers qui ont valu à John O’Keefe, de concert avec un couple de neuroscientifiques norvégiens (May-Britt et Edvard Moser), de se voir attribuer le prix Nobel de médecine 2014.

Approche computationnelle
Le mystère, en voie d’être résolu dans le cas de l’espace, demeure cependant entier ou presque concernant le temps. Certes, nombre de pages admirables ont été écrites qui traitent de la perception du temps, que ce soit en philosophie ou en littérature (songeons à la célèbre madeleine de Proust, pour ne citer qu’elle). Si fines et si justes soient-elles, toutes ces analyses relèvent de l’approche phénoménologique ; elles ne disent donc rien des complexes processus calculatoires par lesquels notre cerveau nous permet de nous situer et de nous orienter dans le temps : cela, seule l’approche computationnelle, déjà appliquée avec succès à la navigation spatiale, nous permettrait de le découvrir.
C’est tout le sens du projet Chronology, que porte un quatuor de chercheurs composé de Virginie van Wassenhove (directrice de recherche au CEA, spécialiste de la cognition temporelle), Brice Bathellier (CNRS), Srdjan Ostojic (ENS) et Mehrdad Jazayeri (MIT). Le projet, qui démarrera l’an prochain et ne produira pas de résultats avant cinq ou six ans, vient d’obtenir un financement de 10 millions d’euros du très prisé Conseil européen de la recherche (ERC). Avec cet argent, les quatre chercheurs tâcheront de cartographier la représentation du temps dans le cerveau, et ce aussi bien sur des rongeurs que sur des grands singes ou des humains. Leur but ultime ? « Découvrir si, pour représenter cette insaisissable quatrième dimension, le cerveau utilise une carte cognitive analogue à celle dont il se sert pour la navigation spatiale. C’est l’hypothèse que nous cherchons à tester », explique Virginie van Wassenhove.
La question est fascinante, comme tout ce qui touche au temps. Première énigme : les expériences de psychologie cognitive ont confirmé l’évidence, à savoir que la carte cognitive utilisée pour la navigation spatiale est construite grâce à la perception visuelle ; tout commence, donc, en ce cas, avec les cellules rétiniennes effectuant la transduction des photons en signaux électriques. Mais quel est l’équivalent de cette porte d’entrée sensorielle pour notre perception du temps ?
Ce n’est pas le seul motif d’interrogation ou d’étonnement. Un autre tient au fait que tous les êtres conscients sont, par la nature même de la conscience, enchaînés au « hic et nunc » : l’instant perçu – ou plutôt l’instant dont la perception est reconstruite dans et par le cerveau – est toujours l’instant présent. Mais les humains – et en cela ils se démarquent du reste du monde animal – n’en ont pas moins la capacité merveilleuse de voyager dans le temps, de se projeter (et de planifier) à dix ou vingt ans de distance, de surfer sur la vague des siècles et des millénaires. Ils sont même capables de se projeter sur plusieurs axes temporels à la fois, les uns réels, les autres purement fictifs : « Que l’on songe à ce lecteur ou cette lectrice qui, le soir venu, rouvrant le roman qu’il ou elle avait posé la veille sur sa table de chevet, se replonge dans le temps imaginaire du récit », note Virginie van Wassenhove.
Le coin du voile commence à peine à se soulever. En 2021, une équipe franco-néerlandaise publiait dans la revue « Journal of Neuroscience » qu’elle avait mis en évidence la présence chez l’humain (et toujours dans l’hippocampe) de « cellules de temps », ainsi appelées par analogie avec les cellules de lieu de John O’Keefe. S’activant successivement, ces neurones codent l’ordre dans lequel les événements se produisent. La même expérience a d’ailleurs montré que ces cellules de temps sont, par leur activation successive, capables de représenter le passage du temps même en l’absence d’éléments ou de stimuli extérieurs sur lesquels s’appuyer, simplement à partir du vécu intérieur du sujet. Décidément, la poétesse américaine Emily Dickinson avait bien raison d’écrire que le cerveau « est plus vaste que le ciel » : si petit soit-il, nous sommes encore loin d’en avoir fait le tour !

Le mystère des ondes alpha
De toutes les ondes cérébrales, les ondes alpha – les premières à avoir été découvertes – sont celles qui retiennent le plus l’attention des chercheurs s’intéressant à la représentation du temps. Correspondant à une gamme de fréquence de 7 à 12 hertz, elles prédominent lorsque la personne enregistrée, éveillée, ferme les yeux et se détend, mais tout état de conscience en produit plus ou moins. Avec leurs crêtes et leurs creux, ces ondes constitueraient-elles le tic-tac de l’horloge interne du cerveau, à supposer qu’une telle horloge existe ? Une étude due à l’équipe de Virginie van Wassenhove et publiée en octobre 2023 dans « The Journal of Neuroscience » a exploré cette question. Elle a démontré que, lorsque l’on demandait rétrospectivement à des personnes (qui avaient reçu pour consigne de rester au repos éveillé pendant un certain laps de temps) combien de temps s’était ainsi écoulé selon elles, leurs estimations, en moyenne légèrement inférieures à la durée réelle, étaient corrélées à la durée des bouffées d’ondes alpha que leur cerveau avait produites dans l’intervalle : plus ces bouffées d’ondes alpha étaient longues, plus l’estimation du temps écoulé était grande. Intrigant, non ?

3 chiffres
20 % – Tout en ne représentant que 2 % de la masse corporelle de l’homme, le cerveau consomme à lui seul 20 % de son énergie totale.
10.000 milliards – C’est le nombre de synapses contenues dans chaque centimètre cube de cerveau humain.
120 mètres/seconde (soit 430 km/h) – C’est la vitesse maximale à laquelle circule l’information dans les connexions nerveuses.

Lire l’article complet sur : www.lesechos.fr