« Si, dans six mois, on n’a pas trouvé de solution, on fera faillite », avait lancé en 2018 le patron de Tesla à ses équipes. Depuis, non seulement Tesla n’a pas fait faillite, mais l’entreprise a fait une percée fulgurante dans le secteur automobile, et son cours de Bourse a été multiplié par dix. Parmi les responsables qui se trouvaient devant Elon Musk, un certain Jacques Demont, alors directeur général de Tesla pour la France. Six ans plus tard, il se souvient de ce coup de semonce et veut s’inspirer de son ancien patron pour relancer un Devialet claudiquant. Cette fois, c’est lui qui est aux manettes.
Certes, l’entreprise n’est pas au bord du gouffre, mais elle a vu ses succès de la décennie précédente s’essouffler. Le chiffre d’affaires décroît et l’entreprise n’est plus rentable. On ne sait pas de combien sont les pertes, mais assez pour sonner le tocsin. Le 25 juin dernier, Jacques Demont engage l’entreprise dans une procédure de conciliation pour rééchelonner la dette, en grande partie issue d’un prêt garanti par l’Etat. Aujourd’hui, c’est avec une nouvelle levée de fonds que l’ancien de Nespresso et Tissot espère faire redécoller la marque, même si le montant des fonds levés – 30 millions d’euros – interroge.
Pourtant Devialet, c’était la fine fleur de la French Tech des années 2010. « La marque a servi d’aiguillon au marché français de la hi-fi premium », estime même Stéphane Gissy, chef de produit hi-fi chez Fnac Darty. Elle montre qu’il est possible de vendre des enceintes connectées à un prix élevé, en allant plus loin que ce que d’autres marques comme Sonos ou Bose ont commencé à faire.
Un engouement impressionnant
Devialet, créé en 2007, déboule sur le secteur avec un ampli aux performances enviées. Mais c’est surtout sept ans plus tard qu’elle affole ses concurrents avec la Phantom, vendue 1.690 euros (plus tard, sa version Gold à 2.590 euros). L’enceinte projette un son qui ne laisse personne indifférent. Son design se voit partout, grâce, notamment, à une débauche de communication.
On voulait lancer la plus belle boîte d’audio jamais inventée
Quentin Sannié, cofondateur de Devialet
L’entreprise est toujours restée discrète sur les ventes. En 2018, elle se contente de mentionner quelques dizaines de milliers par an. Mais l’engouement pour la marque est bel et bien impressionnant, se rappelle Stéphane Gissy. « On voulait lancer la plus belle boîte d’audio jamais inventée », lâche sans détour Quentin Sannié, cofondateur de Devialet. Des investisseurs (dont Bernard Arnault, actionnaire majoritaire de LVMH, propriétaire des « Echos ») y croient : 100 millions d’euros sont levés en 2016, 16 millions en 2019, et 50 millions en 2022.
Quentin Sannié, qui a vendu depuis ses participations, raconte que le succès de la Phantom est tel que la Fnac appelle tous les jours pour que l’enceinte soit commercialisée chez eux. « On refusait, puis à la dixième demande, on a demandé à voir Alexandre Bompard [alors patron de la Fnac] pour lui exposer notre condition : introduire en magasin des cabines pour permettre aux clients de tester le produit. » Devialet n’y croyait pas, mais c’est accepté. L’entreprise sait que, pour vendre à ce prix, le client doit vivre l’expérience.
Un coup de fouet pour tout le secteur
Des marques historiques sont déjà présentes sur le marché du son haut de gamme, comme Cabasse, Focal ou Bowers et Wilkins. Mais, sur le marché premium de l’enceinte connectée, Devialet est quasiment seul jusqu’en 2020, affirme Stéphane Gissy de la Fnac. Le Frenchie tire l’industrie vers le haut. « Il dépoussière même le secteur », confie le patron d’une marque emblématique de ce segment.
A la Fnac, on observe ces acteurs historiques s’inspirer de Devialet, et sortir leurs premières enceintes dites « actives », directement connectées à Internet. L’enjeu pour ces acteurs du haut de gamme : contourner le smartphone et sa connexion Bluetooth qui dégradent le signal. « Résultat, fin des années 2010, le secteur hi-fi se relance », témoigne Stéphane Gissy, et Devialet n’y est pas pour rien.
Par ailleurs, la pandémie fait s’envoler le secteur. L’argent des voyages bascule dans l’équipement électronique. Le marché de l’enceinte active connectée double en valeur entre 2018 et 2023, raconte le responsable de la Fnac. Mais après le succès de la Phantom et de son amplificateur, Devialet voit les ventes stagner, voire décroître. L’entreprise souffre de la crise des gilets jaunes en France ou des manifestations à Hong Kong. Elle constate aussi qu’une fois l’euphorie passée, il est difficile de faire revenir un client, même satisfait, pour racheter une deuxième enceinte.
Et le succès s’essouffla
Devialet finit par élargir sa gamme et met un pied sur un marché de moins en moins premium, avec une barre de son ou des écouteurs sans fil, vendus quelques centaines d’euros. Le succès n’est plus le même. En cause, une descente en gamme qui aurait abîmé la marque, selon des experts interrogés. Une erreur stratégique, selon un ancien cadre dirigeant de l’entreprise. « On ne vend pas du Chanel sur les rayons Carrefour ! A ce prix, et pour faire vivre cette expérience unique, il faut une distribution à part. »
Un ancien dirigeant
« L’autre problème, c’est que sur ce marché plus grand public, il faut se battre à coups de dizaines de millions d’euros pour acheter des linéaires », commente Alain Molinié, PDG de Cabasse, marque créée en 1950, qui n’a jamais voulu aller sur ce segment. Ici, Devialet se frotte à des acteurs comme Sonos ou Bose, qui affichent respectivement 1,6 et 3 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2023, quand le français générerait environ 100 millions d’euros par an.
Comment expliquer cette stratégie ? Faire du volume à tout prix ? Une autre explication mènerait vers le conseil d’administration de l’époque, réunissant des stars de la tech française, Marc Simoncini, Jacques-Antoine Granjon ou Xavier Niel. D’après un ancien dirigeant, les idées fusent de tous les côtés, jusqu’à l’excès. « C’était un concours d’ego permanent », se souvient-il. Ce qui devait être une force se serait transformé en faiblesse. « C’était ingouvernable. »
30 millions d’euros pour retrouver la croissance
La recette Devialet ne fonctionne plus comme avant, même si le résultat est jusqu’alors positif. En octobre 2023, Franck Lebouchard, directeur général depuis cinq ans, est écarté. Un mois plus tard, Pierre-Emmanuel Calmel, l’un des fondateurs, quitte la présidence du conseil. C’est en janvier 2024 que Jacques Demont reprend les commandes.
« A mon arrivée, la situation était compliquée », confie-t-il aujourd’hui pudiquement. Il pointe un chiffre d’affaires en décroissance (un – 20 % est évoqué dans la presse, mais il dément), des dépenses trop importantes et des comptes qui basculent dans le rouge en 2024. « Devialet aurait pu redevenir rentable, avec de simples coupes dans le P & L [compte de résultat, NDLR], mais ce n’était pas mon objectif ». En juin, la décision est prise, ça sera la procédure de conciliation.
Nous voilà cinq mois après avec la fin de la procédure. La dette est rééchelonnée, sans effacement, et 30 millions d’euros sont levés. Un total de 66 % des actionnaires historiques ont remis au pot, mais aucun nouvel investisseur ne s’est ajouté. « Nous n’en avons pas cherché », assure le patron, qui dit être proche de la rentabilité.
Une levée de fonds et des questions
Une situation qui néanmoins interroge. « Le fait que cette levée soit inférieure à la précédente, et qu’il y ait uniquement les anciens actionnaires, témoigne probablement que Devialet, dans le contexte actuel, n’a pas réussi à trouver un nouvel investisseur », analyse Julien Petit, expert du marché VC. « Les actionnaires historiques veulent sûrement continuer à soutenir l’entreprise, en soulageant la tension sur la trésorerie. »
Après la conciliation, Jacques Demont a demandé ce 25 novembre l’ouverture d’une procédure de sauvegarde accélérée, « pour simplement exécuter le plan issu de la conciliation ». L’objectif principal de ce plan est de retrouver de la croissance et faire basculer la boîte dans le vert. Cela passera d’abord par « un service client exceptionnel », assure le patron, qui veut améliorer le CRM pour réussir à faire revenir le client.
Devialet met le cap sur la Chine et les Etats-Unis, où il vise, dans chacun des pays, 25 points de vente (magasins ou corners) d’ici à trois ans (ici la boutique parisienne de Beaugrenelle). Stephane Lagoutte/Challenges-rea
Surtout, Devialet veut accélérer sur l’international, où il réalise déjà plus de 50 % de son chiffre d’affaires. Le cap est mis sur la Chine et les Etats-Unis, où il vise, dans chacun des pays, 25 points de vente (magasins ou corners) d’ici à trois ans. Sans oublier les Emirats, où une dizaine de points de vente sont aussi prévus. « Devialet a un énorme potentiel de croissance, en particulier en Asie, qui n’a pas encore été exploité », ajoute Fleur Pellerin à la tête du fonds Korelya Capital, le plus gros actionnaire de l’entreprise qui mène ce nouveau tour de table.
Chercher à tout prix la visibilité
D’une quarantaine de points de vente aujourd’hui, le patron veut doubler leur nombre d’ici trois ans. On en saura en revanche assez peu sur le nombre de recrutements à venir. Silence également sur les nouveaux objectifs de croissance. Jacques Demont est plus loquace sur la stratégie : il va faire monter en gamme Devialet, avec davantage de produits commercialisés. Le premier de l’ère Demont est sorti le 24 octobre. Astra, c’est son nom, est un amplificateur à la résolution haute fréquence qui promet zéro distorsion, zéro saturation. Prix : 16.000 euros.
Devialet compte aussi sur les hôtels pour gagner en visibilité, une dizaine de contrats ont été signés, dont des hôtels du groupe Accor . L’automobile est également un des axes de croissance. L’entreprise a déjà annoncé équiper l’Alpine A290. D’autres partenariats avec des constructeurs seraient à venir. Le luxe continuera par ailleurs à être investi, à l’image de l’enceinte Mania, sortie sous la griffe Fendi.
Et pour gagner davantage en notoriété, Devialet cherche des ambassadeurs de marque. Jacques Demont se rappelle de l’effet George Clooney sur le Nespresso des années 2000. Il a déjà tapé à la porte de Roc Nation, le label de Jay-Z (actionnaire de Devialet), qui abrite entre autres Rihanna, Alicia Keys ou Lil Uzi Vert. Il verrait bien un artiste international monter le volume d’une Devialet.
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