Comment décarboner l’agriculture tricolore ? Dans le cadre de ses travaux sur la transformation de l’économie française, le Shift Project vient de publier son rapport final sur le sujet, au terme de quatorze mois de recherches menées en concertation avec le monde agricole. Un rapport d’autant plus instructif que, contrairement aux idées reçues sur un secteur en pleine crise, une vaste enquête réalisée en parallèle par le think tank fondé par Jean-Marc Jancovici, publiée ce jeudi, montre plus de plus de 80 % des agriculteurs se disent prêts à engager leur transition – à condition d’être accompagnés et soutenus financièrement.
Le monde agricole a tout à gagner à une telle transformation, a insisté, lors de la présentation du rapport, il y a quelques jours, la responsable du projet, Céline Corpel (elle-même agricultrice). « Grâce à la mécanisation, aux engrais azotés, et aux produits phytosanitaires, on a fait exploser les rendements. Mais aujourd’hui, l’agriculture souffre de nombreuses vulnérabilités : face au réchauffement climatique lui-même, mais aussi face à une forte dépendance aux énergies fossiles (via les carburants et les engrais azotés), aux pesticides, ou aux importations d’alimentation animale », a-t-elle rappelé.
Equation complexe
Alors que l’agriculture génère 18 % des émissions de gaz à effet de serre de la France (74 millions de tonnes équivalent CO2 en 2022, sans compter les émissions indirectes liées notamment à la production des engrais azotés), les chercheurs du Shift Project ont travaillé à un scénario dit « de conciliation », permettant de réduire ces émissions à 48 millions de tonnes (MT) à horizon 2050, conformément à la deuxième stratégie nationale bas carbone ( la troisième SNBC, publiée début novembre, ne fixe pas d’objectifs précis à 2050).« C’est le scénario qui permet le mieux de concilier les priorités stratégiques de la France (assurer l’autonomie agricole et alimentaire du pays, réduire sa dépendance énergétique, ou encore maintenir les capacités exportatrices de produits agricoles) avec l’objectif de décarbonation », a expliqué Laure Le Quéré, coauteur du rapport. L’équation est particulièrement complexe, car tous ses paramètres interagissent les uns avec les autres. « Si on a moins d’animaux en élevage, on a moins de fumier pour fertiliser les sols, ce qui contraint à utiliser plus d’engrais azotés », poursuit cette ingénieure agronome.
Le rapport préconise d’utiliser quatre grands leviers pour décarboner l’agriculture. Les économies d’énergie, l’utilisation d’énergie décarbonée, ou la production de bioénergie (biogaz ou biocarburant), doivent permettre de gagner 7 MT (entre 2020 et 2050). Le moindre recours aux engrais azotés (qui émettent du CO2 lors de leur fabrication et du protoxyde d’azote lors de lors utilisation) réduirait de son côté les émissions de 11 MT.
Par exemple, en multipliant par trois les surfaces cultivées de légumineuses, qui fixent naturellement l’azote, en généralisant les cultures à couvert, des cultures intermédiaires permettant de ne pas laisser les sols nus, ou encore en passant à des cultures nécessitant peu d’intrants comme le chanvre.
Mais ce sont surtout l’évolution des systèmes d’élevage (-16 MT) et une meilleure exploitation de la capacité des sols à stocker du carbone (-26 MT), qui feront la différence. Représentant 60 % du total du secteur, les émissions liées à l’élevage peuvent être réduites en modifiant l’alimentation des animaux (de sorte à limiter la fermentation entérique qui leur fait éructer du méthane, un autre puissant gaz à effet de serre), en diminuant le cheptel « de façon planifiée et non subie comme aujourd’hui », a souligné Laure Le Quéré, ou encore en privilégiant l’élevage dans des pâturages, en lieu et place d’un élevage intensif.Le problème essentiel, c’est que le coût d’une agriculture décarbonée est plus élevé que celui d’une agriculture carbonée !
Olivier Dauger Chargé des questions climatiques à la FNSEAEnfin, pour que les sols recommencent à stocker du carbone au lieu d’en émettre (10 MT par an actuellement), en plus de généraliser les cultures à couvert, le Shift Project préconise de maintenir le maximum de surfaces en prairies permanentes, de développer l’agroforesterie ou de planter des haies. « Une telle transition ne pourra toutefois pas être engagée sans assurer la viabilité économique des fermes, en leur assurant un revenu suffisant et en les protégeant de la concurrence internationale », a insisté Corentin Biardeau-Noyers, coauteur du rapport.
Invités à débattre du rapport avec Jean-Marc Jancovici à l’issue de sa présentation, les représentants des syndicats agricoles présents n’ont pas dit autre chose. « J’en ai vu des études… ! », a commenté Olivier Dauger, chargé des questions climatiques à la FNSEA, qui a jugé le rapport du Shift Project « excellent ». « Mais le problème essentiel, c’est que le coût d’une agriculture décarbonée est plus élevé que celui d’une agriculture carbonée ! »Mais comment faire payer les consommateurs ? « On touche à un sujet sensible politiquement : l’alimentation », a relevé de son côté Laurence Marandola, de la Confédération paysanne. Il faudra de fait afficher une vision et montrer un réel courage politique pour accompagner les agriculteurs dans leur transition.
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