Sur LinkedIn, les entrepreneurs sont plutôt du genre à se gargariser et à ne partager que les bonnes nouvelles. Quand Cédric O’Neill, fondateur de la proptech Bricks.co – start-up d’investissement immobilier – pousse un coup de gueule, il ne passe pas inaperçu. « Après quatre ans à développer le compte Instagram de Bricks.co, à y consacrer des heures infinies pour vulgariser l’investissement immobilier et apporter de la valeur à nos 400.000 utilisateurs, notre compte a été supprimé du jour au lendemain, sans raison apparente, sans avertissement et sans recours concret. »
Même mésaventure pour Tanja Miletic, qui propose des formations en finances personnelles. « On a suspendu mon compte. Puis il a été désactivé de façon définitive », raconte aux « Echos » la jeune femme, qui assure être contactée toutes les semaines par d’autres entrepreneurs dans cette situation.
Sur les réseaux sociaux, un compte peut être suspendu puis banni à la suite de signalements. « Il est possible de signaler des publications ou commentaires inappropriés, ou des personnes enfreignant nos règles de la communauté ou nos conditions d’utilisation dès que vous les constatez au moyen des fonctionnalités de signalement intégrées », est-il précisé sur le site d’Instagram.
Parmi les contenus non autorisés, on trouve les arnaques, la violence, l’exploitation sexuelle ou encore les discours haineux. Il est aussi possible de signaler les cas d’usurpation d’identité ou les profils qui appartiennent à un enfant de moins de 13 ans. Une pratique facilitée par le règlement européen sur les services numériques (DSA), entré en vigueur en août 2023.
Signalements « malveillants » en masse
Les grandes plateformes en ligne (plus de 45 millions d’utilisateurs en Europe) sont ainsi tenues de proposer aux internautes un outil leur permettant de signaler facilement les contenus illicites. Cette fonctionnalité de signalement a des avantages mais aussi des faiblesses puisqu’il existe des méthodes pour automatiser des signalements sur Instagram, et ce, en masse.
Des particuliers ainsi que des groupes en ont fait un véritable business et se font rémunérer pour signaler des comptes selon certains critères. Il est possible de trouver facilement des tutoriels et des conseils pour automatiser cette tâche. « Mon ami et moi-même allons créer un robot Instagram qui bloquera chaque compte de plus de 10.000 followers ainsi que les comptes qui ont certains mots dans leur bio/nom tels que ‘quotidien’ ou ‘Jésus’. […] La raison : j’en ai assez des influenceurs », écrit ainsi un internaute sur le réseau social Reddit.
Cédric O’Neill assure n’avoir jamais eu d’explications de la part de Meta – le propriétaire d’Instagram – sur la suppression de son compte. « J’ai contacté quelqu’un du support. Il a ouvert un ticket [l’enregistrement d’une tâche en informatique, NDLR], mais Meta n’a rien fait pour moi », raconte de son côté Tanja Miletic. « Il m’est arrivé exactement la même chose en 2021. J’ai tout essayé. Pareil, impossible de récupérer le compte ! Courriers d’avocats, etc. On m’a parlé d’un concurrent malveillant qui aurait payé des signalements en masse », témoigne sur LinkedIn Adrien Hardy, un expert immobilier.
Difficile de savoir si les signalements sont justifiés, en particulier dans des domaines comme l’investissement (Bourse, immobilier, etc.), où la ligne rouge est parfois franchie par les entrepreneurs et créateurs de contenus. Ou s’ils ont été réalisés par des robots. L’absence de justification illustre en revanche la lenteur voire l’inaction des services d’assistance de grandes plateformes comme Instagram et Facebook. Avec plus de 2 milliards d’utilisateurs chacun, ces géants de la tech n’arrivent plus à maîtriser leur propre machine.
Règlement au comptant ou en crypto
Mais le coup de gueule de Cédric O’Neill ne s’arrête pas à cette suppression de compte, restée selon lui sans justification de la part de Meta. Dans un entretien au podcast « Silicon Carne » – auquel « Les Echos » ont participé – l’entrepreneur raconte avoir cherché à remettre la main sur ce compte, qui lui apporte de la visibilité et des revenus. Plusieurs internautes lui parlent alors d’une mystérieuse solution. « Si tu le souhaites, j’ai un contact qu’on m’avait transmis pour le déblocage de mon compte, cela n’est pas donné mais utile », lui a soufflé une entrepreneuse qui lui transmet dans la foulée un numéro de téléphone français.
On s’est posé la question de payer ou pas car on faisait 60 % de notre chiffre d’affaires via Instagram.
David Cohen, dirigeant du site d’e-commerce Clarosa
Même processus pour David Cohen, alors à la tête de Clarosa, un site d’e-commerce de chaussures. Un mystérieux prestataire lui promet de rétablir son compte pour la modique somme de 15.000 euros. « On s’est posé la question de payer ou pas car on faisait 60 % de notre chiffre d’affaires via Instagram », témoigne le dirigeant, qui a fini par négocier le prix à 12.000 euros. Le paiement s’est fait en espèces par coursier. Une semaine après, le compte était débloqué. Difficile de savoir si c’est ce fameux prestataire qui a rétabli le compte ou Instagram lui-même.
Tanja Miletic, elle, a vu son compte suspendu à deux reprises. Elle a fait deux paiements : le premier de 700 dollars et l’autre de 1.000 euros. Un « prestataire » français lui a même demandé 4.500 euros ! « Le tarif varie en fonction du pays. J’ai trouvé quelqu’un en Turquie qui pouvait me débloquer le compte pour moins cher », raconte-t-elle.
5.000 dollars pour moins de 100.000 abonnés
Ces « magiciens » envoient des messages bien marketés aux entrepreneurs, avec un prix, des délais de résolution du problème (24 à 72 heures en général) et les modes de paiement acceptés (cryptomonnaie, virement bancaire ou PayPal). « Les prix sont standardisés, moins de 100.000 followers c’est 5.000 dollars, plus de 500.000 c’est 10.000 dollars », indique Carlos Diaz, hôte du podcast « Silicon Carne ». Dans un article de ProPublica, un certain OBN assure avoir touché plusieurs centaines de milliers de dollars avec ce business.
Selon les personnes interrogées, ces « prestataires » n’agiraient pas seuls et bénéficieraient de l’aide de salariés de Meta. L’interlocuteur de Cédric O’Neill lui a ainsi demandé de fournir des informations pour envoyer « tout à son contact chez Instagram ». « Tu peux compter sur moi pour un process pro et rapide », écrit l’interlocuteur. « Update [mise à jour, NDLR] : j’ai envoyé à différents contacts qui travaillent chez Meta et qui peuvent s’occuper de ton compte. J’attends encore quelques retours pour prendre celui qui donne le tarif le plus bas », répond-il plus tard.
Un autre mystérieux interlocuteur a envoyé à une entrepreneuse un message titré : « Récupération via Meta Insider (employé) ». « Je dois payer le gars en USDT [cryptomonnaie tether, NDLR], actuellement j’en ai pas [sic], donc il faut que je fasse un transfert demain… tu peux payer au résultat si tu veux », explique un autre dans un message WhatsApp précisant qu’il prend une marge de 500 euros sur les 3.000 euros facturés.
Contacté, la maison mère d’Instagram indique aux « Echos » que « seulement Meta, par le biais de [ses] canaux officiels et de [ses] équipes d’assistance, a le pouvoir d’examiner et de rétablir les comptes Instagram qui ont été désactivés ou supprimés, et ce gratuitement ». « Nous conseillons vivement aux utilisateurs de ne verser aucune somme à une entreprise ou un individu prétendant pouvoir rétablir directement des comptes contre de l’argent », ajoute Meta.
« Professionnels » des réseaux sociaux
Ce phénomène n’est pas nouveau, comme l’a révélé le « Wall Street Journal » en 2022. Meta aurait licencié ou sanctionné une vingtaine d’employés pour avoir enfreint les règles et, dans certains cas, accepté des pots-de-vin pour récupérer des comptes Instagram. Ils seraient passés par l’outil de récupération de comptes interne de Meta, « Oops » (Online Operations). Lancé peu après la création de Facebook, le système était initialement réservé aux célébrités, aux proches des salariés ou aux relations de Mark Zuckerberg. Il est aussi parfois utilisé pour prendre le contrôle du compte d’une personne décédée.
Certains intermédiaires sont assez mystérieux, d’autres ont des profils publics sur les réseaux sociaux. Dans tous les cas, les entrepreneurs interrogés n’ont jamais échangé de vive voix avec eux, seulement par le biais de la messagerie WhatsApp. L’un d’eux dirige une agence immatriculée à Dubaï qui propose d’« automatiser votre croissance Instagram ».
Il encaissait l’argent sur le compte [en banque] de sa mère.
Tanja Miletic, entrepreneuse dont le compte Instagram a été suspendu deux fois
Contacté, il confirme aux « Echos » passer par des salariés de Meta « depuis des années » et minimise l’illégalité de cette activité. « Ce n’est pas abusé, lâche-t-il, à aucun moment je ne fais des menaces ou de l’extorsion. » Au passage, il pointe du doigt Instagram : « Il n’y a pas assez de monde à la modération et il n’y a pas vraiment de support client. »
Un autre, sous pseudo et qui n’a pas de mentions légales sur son site (uniquement un contact WhatsApp et Instagram), propose des programmes et des guides pour aider « les grands influenceurs, artistes, et entreprises à protéger leur présence sur les réseaux sociaux ». D’autres sont beaucoup moins « professionnalisés ». N’ayant pas retrouvé accès à son compte deux semaines après avoir payé, Tanja Miletic a déposé plainte et lancé une procédure de rappel de fonds auprès de sa banque. « Il encaissait l’argent sur le compte de sa mère », indique la jeune entrepreneuse. On trouve toujours de tout sur Internet.
Lire l’article complet sur : www.lesechos.fr
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