À Cotonou, capitale économique du Bénin, la vie semble orbiter autour du boulevard de la Marina. Long de quatre kilomètres, la large voie ouvre sur la résidence présidentielle, l’imposante statue de l’Amazone, sans oublier son port autonome, véritable poumon économique de ce petit pays d’Afrique de l’Ouest. Depuis peu, le boulevard arbore également un Sofitel flambant neuf ; fierté des autorités et symbole d’une croissance économique frisant les 7 % en 2024. Le 10 décembre dernier, c’est dans la très sophistiquée salle de conférences internationale du groupe Accor que s’est tenue la 15e édition du prix Jeunes Talents Afrique subsaharienne pour les femmes et la science – chapeauté par l’Unesco et la Fondation L’Oréal.
Au fil des années, l’objectif de cet évènement demeure inchangé : mettre en valeur et soutenir financièrement des femmes sur un continent où mener des recherches scientifiques se révèle souvent moins aisé qu’ailleurs. Les chiffres sont sans équivoque : en dépit de son milliard et demi d’habitants, l’Afrique subsaharienne ne totalise que 2,5 % des chercheurs au niveau mondial. Parmi eux, à peine plus de 30 % sont des femmes. Sur leur chemin, les obstacles sont multiples, à commencer par un rôle familial souvent peu compatible avec un tel choix de carrière. Pour celles qui passent le pas, le financement reste une question épineuse qui conduit parfois à envisager un doctorat à l’étranger. Malgré la captation de certains talents prometteurs au profit d’autres continents, des chercheuses continuent pourtant d’innover au cœur des 55 pays que compte l’Afrique. Cette année, trente d’entre elles ont vu leurs travaux récompensés.

La santé en première ligne
Au terme d’une sélection stricte de presque 800 dossiers, le choix du jury – composé d’une centaine de chercheurs – s’est majoritairement porté sur les sciences de la vie et de l’environnement. Parmi les lauréates se dégagent ainsi des expertes en santé et biologie dont les sujets d’étude impressionnent par leur précision. Depuis l’université d’Ibadan au Nigeria, Opeyemi Ojueromi met au point un yaourt à base de pelures d’agrumes visant à réduire les risques de paludisme lorsque consommé régulièrement. « Tout l’enjeu est de prouver l’efficacité cliniquement », soutient la chercheuse, qui souhaite intégrer ce traitement traditionnel très populaire à la médecine préventive classique. Passées les phases de tests toxicologiques, la solution ambitionne de s’associer avec l’industrie laitière afin de mieux pénétrer les habitudes alimentaires de 223 millions de Nigérians, souffrant d’une « faible immunité due à la malnutrition ».
Outre ce défi d’envergure que constitue la lutte contre le paludisme, d’autres travaux s’intéressent à des maladies tropicales négligées (MTN), nettement moins connues du grand public. Originaire de l’île Maurice, Laëtitia Huët travaille sur des solutions de pansements naturels produits à base de biodéchets issus de cannes à sucre. Cette bande d’aspect gélatineux permet une protection efficace contre les pathogènes susceptibles d’infecter les plaies causées par la leishmaniose, une maladie parasitaire de peau transmise à l’homme par le moustique et le chien. Hydrophile en son centre et naturellement anti-inflammatoire, ce pansement entend soulager des blessures chroniques douloureuses auxquelles est généralement associé un traitement médicamenteux aux lourds effets secondaires.
Fraichement débarquée du Cameroun pour la cérémonie, Elisabeth Ngono décrit quant à elle la lente perte d’acuité des sujets atteints d’onchocercose, une autre MTN aussi appelée cécité des rivières. Ce parasite qui cible le nerf optique humain – dont le vecteur est la mouche noire – appartient à ces maux anciens qui ont longtemps limité l’émergence de foyers de peuplement à proximité de certains cours d’eau en Afrique centrale et de l’Ouest. Au Cameroun, la prévalence reste forte avec près de 6 millions de personnes touchées par l’onchocercose, la plupart appartenant à des communautés pauvres aux conditions de vie dégradées. En opposition au traitement d’ivermectine distribué aux humains et dangereux pour les écosystèmes locaux, Elisabeth Ngono souhaite altérer la capacité des mouches à transmettre ce parasite en modifiant leur système intestinal.

Transformer l’agriculture
Sur le plan de l’agriculture, la jeune doctorante béninoise Loukaiya Zorobouragui s’active pour adapter les bovins au changement climatique, une problématique globale pour laquelle l’Afrique se situe en première ligne. Avec la montée des températures, les races d’élevage, majoritairement importées au Bénin, souffrent de conditions parfois extrêmes, induisant une baisse de productivité. En utilisant la sélection génomique, celle-ci entend révéler le potentiel de chaque animal à la naissance afin de déterminer les spécimens les plus adaptés à cette nouvelle donne. À terme, ses travaux visent à réhabiliter le zébu goudali, une espèce endémique de la région plus résistante aux fortes chaleurs. Un enjeu agricole qui revêt également une dimension de bien-être animal, plaide cette future docteure, qui pratique elle-même l’élevage en marge de sa thèse.
Du côté de l’Afrique de l’Est, Ruth Lorivi Moirana conduit des recherches sur un secteur hautement stratégique. En Tanzanie, où de nombreux sols présentent une forte concentration en fluorite, à l’origine d’un risque accru d’ostéoporose, la chercheuse développe un fertilisant composé d’algues capable de neutraliser en partie ce minéral. Au gré de la discussion, celle-ci revient sur la difficulté inhérente au fait d’être femme : « Dans la culture Massaï, naître fille n’était vraiment pas valorisé, encore moins pour faire des études. » En parallèle, Ruth accompagne des agriculteurs en quête d’une meilleure compréhension de leurs parcelles pour les orienter vers des fertilisants plus adaptés. Avec ce prix, la scientifique espère aussi que le gouvernement tanzanien s’intéressera à son expertise.
« Nous avons besoin de femmes à la table du changement » ; « faire émerger des modèles inspirants », a-t-on pu entendre dans le sillage des trente lauréates. Au centre de tous les regards, Marie-Marthe Chabi symbolise peut-être un pari réussi. La tout juste doctorante est devenue, durant quelques jours, l’un des porte-étendards du Bénin, pays hôte jouissant d’une certaine tradition universitaire. Son étude, particulièrement remarquée sur le diabète, l’amène désormais à partager son temps entre l’université d’Abomey-Calavi et l’unité de photobiologie de la Sorbonne. Il est question du stress oxydatif, un effet de cette maladie chronique qui augmente de manière inquiétante sur le continent. Le stress des cellules humaines accélère le processus de vieillissement et favorise d’autres pathologies cardiovasculaires ou neurologiques.
En laboratoire, la solution de Marie-Marthe tient en une multitude de petites diodes lumineuses appliquées plusieurs fois par jour sur le corps humain : l’hypothèse repose ici sur l’effet antioxydant de la lumière rouge et infrarouge. Malgré l’enthousiasme et le soutien financier de dix mille euros associé à la remise du prix, la scientifique insiste sur le besoin de financement pour donner les moyens aux femmes d’inscrire leurs recherches dans la durée. Si l’Afrique ne publie aujourd’hui que 3,5 % des travaux scientifiques, c’est que le budget alloué à la recherche demeure faible, limitant au passage les débouchés pour les femmes qui souhaiteraient emprunter cette voie trop souvent jugée périlleuse. En attendant, « visibilité et confiance en soi iront de pair » pour faire émerger davantage de talents féminins dans le domaine des sciences en Afrique.

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