Certains se souviennent peut-être que Carlos Ghosn avait fait payer, par la société Renault-Nissan dont il était alors le patron, une fête fastueuse pour son anniversaire au château de Versailles en 2014. Les arrangements du magnat de l’automobile avaient défrayé la chronique en raison du montant en jeu (533 434 euros) et de la notoriété du groupe. Il était toutefois loin d’être le seul chef d’entreprise à faire passer ses dépenses personnelles en frais professionnels.
C’est ce que montre une enquête réalisée par David Leite, chercheur à la Paris School of Economics (PSE), en lien avec le World Inequality Lab. A partir d’un panel de 30 000 Portugais passés du statut d’employé à celui de patron (le plus souvent propriétaires de leur entreprise) entre 2016 et 2019, il montre qu’une part substantielle de leurs dépenses personnelles est transférée vers les entreprises. Une pratique d’évitement fiscal déjà révélée dans plusieurs autres études (ici et ici par exemple), qui est également d’usage en France.
Au Portugal, les systèmes de sécurité sociale sont distincts entre salariés et dirigeants d’entreprise. Cela a permis à David Leite de déterminer la date du changement de statut et observer l’évolution de leur consommation. Un mois après le passage d’employé à patron, leurs dépenses personnelles diminuent de 19 %. Un an après, la baisse est de 36 %.
En devenant chef d’entreprise, peut-être devient-on moins dépensier après tout ? Ce n’est pas la conclusion de David Leite qui interprète plutôt ces résultats comme « le pendant du transfert des dépenses personnelles vers l’entreprise sous la forme de dépenses professionnelles ».
Cela notamment parce que la consommation de ces nouveaux patrons diminue essentiellement sur des postes à la limite entre le personnel et le professionnel (supermarché, essence, hôtels et restaurants…). A l’inverse, les dépenses qui peuvent difficilement passer pour des achats professionnels (services de santé, activités sportives et culturelles, charges liées au logement…), ne réagissent pas au changement de statut.
Restaurants et nuits d’hôtel au frais de l’entreprise
Les chefs d’entreprise utiliseraient également la carte bleue de leur société pour les dépenses de leur conjoint, qui diminuent de 7 % un mois après le passage d’employé à patron et 12 % un an plus tard. Même chose concernant le foyer dans son ensemble.
Et comme Carlos Ghosn, ils ne se priveraient pas non plus de faire payer leur anniversaire par leur société. En effet, les dépenses des entreprises observées dans cette étude pour les hôtels et restaurants augmentent de 9,8 % durant le mois d’anniversaire du propriétaire-dirigeant, et de 6,1 % le mois de celui du conjoint.
Coïncidence ? Sûrement pas. D’abord parce que la variation est importante, ensuite parce que l’on n’observe pas de tel changement lors du mois d’anniversaire d’autres employés des mêmes entreprises, sélectionnés au hasard.
« Et alors ? C’est leur boîte après tout, c’est eux qui en paieront le coût », pourrait-on rétorquer. Un raisonnement biaisé, car en fait c’est surtout l’Etat qui trinque.
Plus de frais professionnels, c’est moins de recettes fiscales
En effet, en faisant passer leur consommation pour des frais professionnels, ils ne paient pas la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), déduite pour les achats réalisés dans le cadre de l’activité d’une société. Cela leur permet aussi d’augmenter artificiellement les coûts de l’entreprise, ce qui réduit le bénéfice et donc l’impôt sur les sociétés, calculé en pourcentage des bénéfices réalisés.
Enfin, le chef d’entreprise doit en principe se verser une rémunération pour, ensuite, la dépenser. S’il esquive cette étape en payant directement avec sa boîte, il évite également les impôts sur les dividendes et/ou le salaire, selon le mode de rémunération.
« Faire passer la consommation par l’intermédiaire de l’entreprise permet d’éviter presque tous les principaux impôts des systèmes fiscaux modernes, quelle que soit l’importance des bases d’imposition », signale ainsi David Leite.
Selon son évaluation, entre la réduction des dividendes et l’évitement de la TVA1, cette stratégie d’évitement fiscal aurait coûté aux finances publiques portugaises 2,2 milliards d’euros, soit 1 % du produit intérieur brut (PIB) du Portugal, en 2019.
Un montant loin d’être négligeable, surtout en comparaison des pertes de recettes liées à l’évasion fiscale « classique ». Ces dernières ont par exemple été estimées à 0,62 % du PIB au Portugal par l’économiste Gabriel Zucman.
Malgré ce niveau très important, « mon estimation est une fourchette basse du montant des pertes de recettes publiques », précise David Leite. Il ne prend pas en compte ici l’effet des économies réalisées sur l’impôt sur les sociétés. Par ailleurs, il estime dans son étude que les revenus des entreprises sont versés sous forme de dividendes. Or, les dirigeants peuvent se rémunérer sous forme de salaire, soumis à la fois à l’impôt sur le revenu et aux cotisations de sécurité sociale. Ce qui pourrait encore faire gonfler la note pour l’Etat.
Ce stratagème n’est donc pas anodin, d’autant plus qu’il n’est pas très compliqué à mettre en place et reste relativement difficile à détecter et à sanctionner car la limite entre dépenses personnelles et professionnelles est parfois fine. Cela avait failli marcher pour Carlos Ghosn, qui avait tenté de faire passer sa fête d’anniversaire pour une soirée d’entreprise.
Lire l’article complet sur : www.alternatives-economiques.fr
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