C’est une crypto qui ne fait pas la une des journaux. Ses cours ne s’enflamment pas aux moindres déclarations de Donald Trump. Et pour cause, la valeur de l’USDT, que gère Tether, entreprise qui croule sous les profits (6,2 milliards de dollars en 2023), est alignée sur le dollar.

L’USDT, troisième crypto après le bitcoin et l’ethereum, est ce que l’on appelle un « stablecoin ». Comme les autres monnaies électroniques, elle est inscrite sur des blockchains même si elle est gérée de manière tout à fait différente. Dans ce cas, pas de mineurs qui rivalisent pour obtenir des bitcoins toutes les dix minutes.

Un gros matelas de réserves en dollars
Pour maintenir la parité avec le dollar, la méthode, sur le papier, est simple. Quand un client apporte un dollar, on crée un USDT, en sens inverse si un dollar est retiré on en brûle un. Pour que la confiance règne, il faut s’assurer que Tether, la société responsable du « stablecoin », possède une couverture parfaite grâce à des réserves rapidement mobilisables : la capitalisation de l’USDT tourne autour de 220 milliards de dollars avec des contreparties en cash, bitcoins, or, obligations et surtout dans une masse énorme de bons du Trésor américain (au moins 81 milliards dollars) dont Tether est en fait l’un des plus gros détenteurs privés.

Comment être sûr que les USDT sont suffisamment gagés ? Pendant longtemps le doute a travaillé les membres de la communauté crypto. Les autorités boursières américaines ont même infligé il y a trois ans des amendes à Tether (pour un total de plus de 50 millions de dollars) pour l’obliger à plus de transparence. Tether a été fondé par un trio d’Américains parmi lesquels Brock Pierce, acteur de cinéma dans ses jeunes années reconverti dans les affaires où il n’a pas que des amis. Tether n’est pas cotée en Bourse et une part de mystère plane toujours sur l’entreprise avec des holdings à Hongkong et Singapour et un relais aux îles Vierges britanniques.
Pour ne rien arranger, le Wall Street Journal a récemment révélé qu’un procureur du District Sud de New York avait ouvert une enquête sur des rumeurs laissant entendre que des échanges d’USDT auraient servi à des trafics de drogue, au crime organisé, au terrorisme, et auraient profité à des délinquants cyber. Rumeurs non confirmées. Le PDG de Tether, Paolo Ardoino, un Génois passionné de codage et d’IA, a opposé un vigoureux démenti à ces allégations. Lors d’une conférence en octobre à Lugano, il a rappelé que Tether faisait tout son possible, en collaborant avec le FBI et le département américain de la Justice, pour juguler les dérives. Pour lui les fraudes commises avec l’USDT sont « une goutte d’eau dans l’océan » par rapport aux malversations commises avec le dollar. De toute façon a-t-il ajouté : « Si les États-Unis veulent nous tuer, ils peuvent appuyer sur un bouton […] Nous n’allons pas les combattre. »
La possibilité d’une offensive de la justice américaine en décembre a fait trembler les marchés de toutes les cryptos, même le bitcoin a cédé du terrain. C’est que Tether est « to big to fail ». Chaque jour les volumes échangés en USDT (190 milliards de dollars) représentent trois fois ceux enregistrés sur le bitcoin. Les transactions seraient supérieures à celles du réseau classique de Visa. Les « stablecoins » ont deux usages essentiels. Ils sont une solution d’attente pour les investisseurs en cryptos qui passent d’une monnaie à l’autre. « Les “stablecoins” sont indispensables à l’écosystème », explique Thibaut Boutrou de Meria. Ils mettent en fait de l’huile dans les multiples rouages de l’univers crypto. Autre usage sensible, dans les pays où l’usage du dollar est entravé (Iran, Venezuela, Russie…), l’USDT permet en un clic de transférer des sommes à l’étranger ou, à l’inverse, d’en recevoir. Comme sa valeur est relativement stable il peut être préféré au bitcoin trop volatile.

Déjà 7,7 milliards de dollars de bénéfices en 2024
Aujourd’hui, l’USDT, avec 70 % du marché, est, de loin, le premier « stablecoin ». Son concurrent, l’USDC de Circle par opposition au flou qui entoure l’image de Tether, s’efforce de donner une image de transparence. Ainsi, Circle a obtenu l’agrément du Canada et de l’Europe que Tether a délibérément ignoré. Pour les autorités américaines, peu importe que Tether et Circle soient en concurrence directe. Ce qui leur importe c’est que pratiquement 100 % du marché sont des « stablecoins » dollars. Le Trésor US place ainsi plus facilement ses bons du Trésor, à un moment où la Chine ne fait pas mystère qu’elle veut, au contraire, en céder…
L’existence des « stablecoins » dollars écarte aussi une menace à laquelle les autorités américaines avaient mis fin brutalement en 2022. À l’époque, Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook (aujourd’hui Meta), appuyé par d’autres investisseurs (Uber, Lyft, Iliad, Coinbase…), avait installé une équipe à Genève censée créer une cryptomonnaie. Le Libra, dénommé ensuite en Diem, devait, au final, être indexé sur le dollar. Les autorités américaines ont tout fait pour bloquer une initiative qui visait à créer une monnaie privée assise sur les deux milliards de clients du réseau social. Ancien de Pay Pal, David Marcus, l’architecte du projet Libra vient tout juste de révéler comment Washington s’y est pris pour casser le projet : il a tout simplement menacé de sanctions les banques associées au projet, un « assassinat politique à 100 % ».
Reste une question, qu’est-ce qui aujourd’hui empêcherait un Amazon ou un Meta de reprendre une initiative type Libra ? Mauvaise pioche nous dit Claire Balva de Deblock : « Je ne pense pas que ce soit une bonne idée pour des Gafam de créer leur propre monnaie. Avec les “stablecoins” les monnaies crypto indexées sur le dollar sont déjà là. » Ce dont ne peut que se réjouir Tether. Ses affaires vont bien, très bien même. Rien que pour les trois premiers trimestres de cette année l’entreprise affiche un bénéfice de 7,7 milliards de dollars. Des niveaux dignes de Goldman Sachs ou de Black Rock, mais avec seulement une centaine d’employés. L’argent afflue tellement que l’entreprise investit dans des terrains agricoles, dans les biotechnologies, les micro-processeurs, la production d’énergie… Une abondance, due pour une grosse part à la hausse des taux d’intérêt qui redescendront sûrement. Pas suffisamment cependant pour dissuader Paolo Ardoino, son PDG, d’éviter de tomber sous les foudres de la justice américaine.

Lire l’article complet sur : www.lepoint.fr