À le croiser dans un palace parisien proche de l’Opéra, il n’a rien du profil type du hipster-baba-geek des cryptos, fan de poker et de surf. Discret, pédago, ce barbu blond à l’allure de viking policé est aux antipodes du style déjanté d’un Sam Bankman-Fried, patron de FTX, l’homme par qui le scandale des cryptomonnaies est arrivé, désormais en prison. Il est pourtant considéré comme le vrai « parrain » de l’écosystème français des cryptos. Fondateur de la Maison du Bitcoin il y a dix ans, ce «serial entrepreneur» _ qui participe à l’émission «Qui veut être mon associé?» sur M6 _ est à l’origine de Ledger, première licorne française spécialisée dans le stockage de bitcoins et la gestion de portefeuilles sécurisés de cryptomonnaies, valorisée à 1,5 milliard d’euros.
Avec Pascal Gauthier, un ancien de Criteo auquel il a cédé la barre de Ledger en 2019, il reste persuadé que, malgré son impact désastreux sur la confiance des investisseurs, la faillite récente de FTX n’affecte en rien les fondamentaux du bitcoin et des cryptomonnaies. Mieux : la mission de son entreprise, qui garantit aux utilisateurs de conserver eux-mêmes leurs cryptoactifs sans s’en remettre aux plates-formes d’échange telles que FTX, n’en deviendrait même que plus « pertinente et indispensable ». « On n’a jamais autant vendu que maintenant chez Ledger », confie Eric Larchevêque. « Mais l’état du marché global est catastrophique : le prix du bitcoin a dégringolé [16.000 dollars contre 25.000 dollars en mai 2022, NDLR]. La chute de FTX est un gros coup sur la tête. Notre industrie passe pour une bande de clowns : qui peut nous prendre au sérieux ? » soupire le cofondateur de Ledger, sans cacher sa préoccupation.
Sa principale crainte : la tentation de la régulation dans l’urgence. « Les régulateurs vont dire : c’est le bazar, le far-west… et donc on va faire n’importe quoi. » À la Banque de France comme à la BCE, la chute de FTX est vécue comme le chant du cygne du bitcoin. Les pionniers de la cryptosphère à la française ne le voient évidemment pas ainsi. Pour eux, c’est tout juste un nouvel accident de parcours, huit ans après l’effondrement de Mt. Gox, la société de Mark Karpelès, à la suite d’un piratage informatique. « C’est vrai : il y a pas mal de margoulins dans ce secteur, mais ils sont généralement ‘off-shore’ », souligne un autre pilier de l’écosystème, Pierre Noizat, le fondateur de Paymium, la première plate-forme d’échange de cryptos française (avec 250.000 clients).
Un croisement entre Theranos et WeWork
Sam Bankman-Fried, ce mauvais génie des Bahamas, arrêté le 12 décembre et poursuivi pour huit chefs d’accusation, dont fraude par voie électronique et blanchiment de fonds, n’est pas un inconnu pour Pascal Gauthier, le nouveau CEO de Ledger. Il l’avait croisé une première fois en 2021, avant de conclure un accord avec lui en juillet 2022, quatre mois avant la débâcle éclair de la plate-forme de trading emportée par un déficit abyssal de 8 milliards de dollars. Aujourd’hui, il n’a pas de mots assez durs pour la star déchue des cryptos. « Il y avait un vrai décalage entre son ambition et les moyens qu’il se donnait. Quand je l’ai rencontré en 2021, il m’a clairement laissé entendre qu’il pourrait très bien racheter Goldman Sachs avec une équipe de 100 personnes et presque zéro pedigree. Il avait un génie du narratif. C’est Christophe Rocancourt [l’escroc des stars, NDLR] à la puissance N », ajoute le CEO de Ledger.
Pour Pascal Gauthier, le bitcoin est né comme une réponse technologique à la chute de Lehman Brothers en 2008. Mais très vite est apparue une forme de dévoiement avec la création de toutes les plates-formes de trading centralisées. « Elles ont voulu appliquer le même modèle que les banques », dit-il. Quant à la chute de Sam Bankman-Fried (SBF) , « le plus grand casse de tous les temps », Pascal Gauthier l’analyse comme un croisement entre les faillites de Theranos et de WeWork : « Un mélange de vrai business et de vraie fraude. Pour moi, c’est Elizabeth Holmes et Adam Neumann qui auraient eu un enfant. Comme Elizabeth Holmes avec Theranos, SBF a réussi à étouffer tous les lanceurs d’alerte possibles en se faisant adouber par l’establishment et en arrosant tous les politiques à Washington. Il était en train de gagner cette bataille : il était considéré comme le golden boy de la crypto. »
Itinéraire d’un baroudeur
Pour Eric Larchevêque, « tous les dominos ne sont pas encore tombés ». L’annonce de l’arrestation de SBF est plutôt un signal rassurant qui va permettre de faire le tri : « Ce n’est pas juste un génie incompris, mais un criminel. » À ses yeux, un test crucial reste l’avenir de la plate-forme de cryptomonnaies Gemini des jumeaux Winklevoss (valorisée à 7 milliards de dollars) et de Genesis (la plate-forme du Boston Consulting Group), toutes deux lourdement exposées à FTX. En même temps qu’il fondait Ledger, Eric Larchevêque avait créé Coinhouse, une plate-forme de courtage de cryptos qui reste également exposée à FTX via Genesis. Mais il ne faudrait pas jeter tous les bébés des cryptos avec l’eau du bain. Depuis ses débuts dans l’hébergement Internet et les sites de rencontre, Eric Larchevêque a fait de la résilience une vertu.
Tout son itinéraire un peu baroque le prouve. Arrière-petit-fils d’un porcelainier de Vierzon, le pape des cryptos à la française a vu du pays avant de cofonder Ledger avec sept partenaires en 2014. Après avoir revendu sa première entreprise à une figure du Web français, Jean-Baptiste Descroix-Vernier (Rentabiliweb), il quitte la France, en 2002, pour créer une plate-forme « off-shore » en Roumanie. Il décide ensuite de se transférer en Lettonie pour tenter d’y récupérer des avoirs dans une banque qui a fait faillite. À Riga, il crée un hôtel design, le Dodo Hotel, et mène une brève carrière de joueur de poker qui le mène au championnat d’Europe. C’est aussi là qu’il rencontre sa femme, avec laquelle il a créé le fonds de dotation Eric et Iveta Larchevêque, destiné à financer des projets éducatifs autour des sciences pour les jeunes. « À la différence de Sam Bankman-Fried, je le fais avec mon argent, pas avec celui des clients », précise-t-il.
En 2013, il vend un comparateur de prix, Prixing, à High Co, et décide de plonger dans le monde des cryptos. « Pour moi, cela a été une sorte de révélation mystique. Je me suis dit : il faut en être. Je décide de fonder la Maison du Bitcoin. L’idée, c’était de créer des opportunités. À l’époque, jamais je n’aurais trouvé un investisseur pour y participer », explique celui qui se considère comme un libertarien, sans être un militant pour autant. Le hasard des rencontres fait le reste : il croise la route de ChronoCoin et BTChip avec lesquels il décide de fusionner pour donner naissance à Ledger (« registre » en anglais) en 2014, avec sept autres cofondateurs.
Sept ans plus tard, Ledger a levé 380 millions de dollars et compte parmi ses actionnaires Draper Associates, FirstMark Capital, Cathay Innovation, et Korelya Capital, le fonds dirigé en France par Fleur Pellerin. Eric Larchevêque, lui, reste le premier investisseur à 15 %. « L’internationalisation a été décisive. Dès le début, on a décidé d’ouvrir un bureau à San Francisco pour exister aux Etats-Unis, indique-t-il. En 2017, il y a eu l’explosion du bitcoin et des cryptoactifs. Tout le monde voulait sécuriser ses investissements. En un an, notre chiffre d’affaires a été multiplié par cent : un vrai décollage vertical. »
Un nouveau portefeuille avec le créateur de l’iPod
Aujourd’hui, Ledger estime contrôler « 70 % du marché des portefeuilles de sécurisation des cryptoactifs (hardware wallets) et sécuriser 20 % de toutes les cryptos mondiales », selon son fondateur. La licorne française compte parmi ses concurrents Trezor, créé en République tchèque, mais aussi l’israélien ZenGo, MetaMask ou Coinbase Wallet… Loin de l’abattre, la faillite de FTX lui donne des ailes. L’objectif à terme est ambitieux : créer une société qui atteigne une valorisation boursière de 100 milliards de dollars à l’horizon 2025 (contre 1,5 milliard aujourd’hui). « On a du mal à créer des géants de la technologie en Europe. Le Web3 et la blockchain, c’est l’opportunité de le faire, juge Pascal Gauthier. Il y a un grand moment de douleur. Mais cela va donner aux gens les bons réflexes sur le long terme : contrôler eux-mêmes leurs destinées. »
Pour preuve, le 6 décembre, Ledger a annoncé une étape majeure : le lancement de sa nouvelle génération de hardware wallet physique destiné à renforcer la confiance des investisseurs. Baptisé Ledger Stax , ce nouveau portefeuille haut de gamme à « l’ergonomie révolutionnaire » a été réalisé en collaboration avec Tony Fadell, le cocréateur de l’iPhone et concepteur de l’iPod d’Apple, l’homme qui a revendu Nest Labs pour 3 milliards de dollars à Google. Présenté à Paris à la Gaîté Lyrique, ce portefeuille cryptographique, doté d’un écran tactile incurvé de 3,7 pouces, utilisant la technologie E-Ink des liseuses, sera disponible en mars 2023. Ledger a passé un accord avec Foxconn pour produire ce nouveau terminal qui permettra aux utilisateurs de stocker leurs bitcoins et autres cryptomonnaies. « On est très focalisé sur les prochains usages des cryptos : Art NFT ou l’identité décentralisée. On est en train de créer une couche de sécurité par-dessus le Web. Nous visons la sécurisation des données de santé… »
Un pari fou dans un contexte de débandade ? Au contraire. « Avec la chute de FTX, on a réalisé le meilleur mois de tous les temps de l’histoire de Ledger en novembre. D’une certaine manière, on est revenu à la raison », assure le CEO de Ledger, Pascal Gauthier, depuis son bureau près de la Bourse, à Paris, où trône une grande effigie de Dark Vador. Après une série d’échecs en 2022 – la faillite de Celsius, BlockFi, Voyager Digital ou du fonds d’investissement en cryptos 3AC (Three Arrows Capital), le crash de Terra Luna… -, il mise sur une forme d’écrémage. « C’est l’échec des mauvaises pratiques… Il y a trop d’avidité dans le secteur », résume cet éleveur de licornes (Yahoo, Kelkoo, Criteo…), grand fan de l’écrivain de science-fiction américain Isaac Asimov.
« 100 milliards de valorisation, c’est beaucoup, mais c’est complètement réaliste. Si Ledger sécurise le monde des cryptos, ce n’est pas du tout une utopie. En revanche, cela prendra plusieurs années », insiste Eric Larchevêque, sans cacher qu’avec l’explosion de FTX, le marché des cryptos risque de reculer de trois ans. Mais à moyen et long terme, il croit plus que jamais en l’avenir de cette technologie. En guise de pont entre la finance centralisée classique et le bitcoin, il se dit favorable à l’euro-stablecoin, un actif numérique indexé sur l’euro, accessible sur une « blockchain » décentralisée, sur le modèle du cryptodollar USDC, adossé au billet vert, lancé en 2018. L’américain Circle a déjà lancé son stablecoin adossé à l’euro en juin dernier. « Ce serait positif que l’euro puisse jouer un rôle dans la finance décentralisée. Mais la régulation européenne reste un obstacle et favorise encore l’hégémonie du dollar », regrette le fondateur de Ledger. Les pionniers de la cryptosphère ne désarment pas.
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