« Toujours un temps d’avance ». Cette maxime ouvre le dernier rapport annuel de Casino, publié en avril. « Innover, avoir une vision, un temps d’avance a toujours été dans notre ADN », professe le distributeur de Saint-Etienne. Un discours empreint d’un souffle d’optimisme, qui paraît en total décalage avec les déboires que connaît aujourd’hui le propriétaire de Monoprix et Franprix. La société plus que centenaire est au bord du gouffre et négocie sa survie auprès de ses créanciers.

Le nom de son emblématique PDG, Jean-Charles Naouri, ne se trouve pas dans les deux offres de reprise qui étaient à l’origine sur la table pour tenter de sauver la société avant que le trio Zouari-Niel-Pigasse ne décide de jeter l’éponge . Les deux camps, y compris celui de son ami de toujours, Marc Ladreit de Lacharrière, une figure de l’establishment français, prévoyaient de lui réserver le même sort : l’effacement quasi-total de la participation de la maison mère Rallye, qu’il contrôle, dans Casino. Autrement dit, celui qui a fait du distributeur stéphanois un empire, de l’Amérique latine à l’Asie, est sur le point de tout perdre, plongeant ses 200.000 salariés dans l’incertitude sur leur avenir.

Sauver le patient Casino
Dans le milieu des affaires français, c’est la sidération. « C’est comme un château de cartes qui s’effondre », commente un acteur du secteur, stupéfait par la vitesse à laquelle les finances du groupe se sont dégradées. « Un milliard de chiffre d’affaires a disparu en six mois ! » s’étrangle un autre.

 Arnaud Lagardère est tombé, maintenant c’est Jean-Charles Naouri. Aux Etats-Unis, cela fait des années que leur sort aurait été réglé. Mais on est en France 
UN banquier

La priorité, aujourd’hui, est de sauver le patient Casino, admis en conciliation, mais l’heure des questions viendra, et la place de Paris aura du mal à échapper à un examen de conscience. « Arnaud Lagardère est tombé, maintenant c’est Jean-Charles Naouri. Aux Etats-Unis, cela fait des années que leur sort aurait été réglé. Mais on est en France », persifle un banquier.
Car les alertes ont été multiples : analystes financiers, agences de notation et… fonds activistes. « When a genius fails » (« Quand un génie échoue »), prophétisait dès 2015 la firme américaine Muddy Waters, dans un rapport qui mettait à nu l’endettement faramineux du distributeur, placé sous une cascade de holdings. Il évaluait alors l’action Casino à moins de 7 euros.
Elle vaut autour de 3 euros aujourd’hui, près de huit ans plus tard, même si elle cotait encore à 10 euros fin 2022. Comment le groupe, qui affiche un flux de trésorerie libre (après frais financiers) négatif depuis 2017, a-t-il pu tenir aussi longtemps ?
« Tout ça a duré parce que les banques ont continué à prêter. Elles avaient une grande confiance dans la personne de Jean-Charles Naouri », estime aujourd’hui le fondateur de Muddy Waters, Carson Block, qui avait parié sur la baisse du cours pour gagner de l’argent. Il pointe du doigt le rôle des principaux créanciers du groupe, entre autres Crédit Agricole, BNP Paribas et Natixis. La Société Générale, elle, a vite réduit la voilure.

Interrogations sur une ligne de crédit
En septembre 2018, à un moment de secousses pour la galaxie Naouri, Rallye, le holding de contrôle de Casino, annonce que cinq grandes banques lui octroient une ligne de crédit non gagée de 500 millions d’euros. Ce soutien bancaire suscite de vives interrogations des analystes financiers et de l’Autorité des marchés financiers (AMF).
Dans les coulisses, les relations entre Jean-Charles Naouri et une partie de ses banques ont en réalité commencé à se tendre.

Tout ça a duré parce que les banques ont continué à prêter
Carson block fondateur de Muddy Waters

Plusieurs prêteurs commencent à cette période à réclamer une révision du projet industriel, des augmentations de capital ainsi que des cessions pour réduire le gonflement inquiétant de la dette. Casino possède des pépites qu’il pourrait monétiser : ses actifs en Amérique latine, le site Cdiscount. Mais le PDG reste alors sourd à leurs demandes, selon elles.

Membre du premier cercle
Si elles n’ont pas coupé les vivres à Casino, les banques ont commencé à se délester d’une partie de leur créances auprès de fonds spécialisés, souvent au prix de pertes, un mouvement qui s’est accéléré au cours des derniers mois.
« JCN », comme on le nomme, est un pilier de la place de Paris. Issu de l’Inspection des finances et ancien directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy à Bercy – où il a ouvert la France aux marchés financiers -, il fait partie du premier cercle. Celui qui fait corps quand l’un des siens est attaqué.
Les activistes «vendeurs à découvert» qui, dans le sillage de Muddy Waters, ont pris le groupe pour cible, vont être dans le viseur de cette communauté à partir de 2019. Le distributeur affirme que le placement des holdings sous la protection du tribunal de commerce, le 23 mai de cette année, est la conséquence des coups de boutoir de ces fonds spéculatifs. Fin 2018, un autre « hedge fund » a fait parler de lui en France : Elliott, le fonds qui fait trembler les patrons, est entré au capital de Pernod Ricard .
La place se met en branle. L’Afep, le lobby des fleurons tricolores, produit des arguments pour que les pouvoirs publics contiennent ces trouble-fêtes souvent anglo-saxons. L’association Paris Europlace tente notamment de faire durcir les règles à l’encontre des fonds qui parient sur la baisse du cours des actions.
Lorsqu’il présente les conclusions de sa « taskforce » sur l’activisme au Palais Brongniart en janvier 2020, Augustin de Romanet, PDG d’ADP et président de Paris Europlace, ne cache pas que ce travail a été mené à la demande de certaines entreprises qui ont brandi la menace de se retirer de la cote. A ses côtés se trouve un homme lié à Jean-Charles Naouri. Ce contributeur clé de la « taskforce » a créé un site d’information économique dans lequel le PDG de Casino vient d’investir. Surtout, il dirige un cabinet d’influence, dont « JCN » est conseiller stratégique et qui essaie de faire bouger Bruxelles sur les vendeurs à découvert.

« Capitalisme colbertiste »
Aucune personnalité de la place n’ose publiquement défendre les activistes. A une exception près : Edouard Carmignac , star de la gestion d’actifs indépendante, dont l’un des fonds a enregistré une performance exceptionnelle au moment de la sauvegarde de Rallye, grâce à une position de vente à découvert. L’ancien agent de change devenu milliardaire ne fait pas partie du « club ». La levée de boucliers de la place lui inspire du dédain. « En France, on a une tradition du capitalisme colbertiste, où l’Etat soutient le statu quo et où les dirigeants d’entreprise sortent des mêmes écoles que les ministres », lâche-t-il dans une interview aux « Echos » en 2020.
Très bien connecté, Jean-Charles Naouri sait aussi délier les cordons de la bourse quand il s’agit de défendre sa société. En cinq ans, entre 2018 et 2022, les charges exceptionnelles liées aux frais de litiges et de défense des intérêts du groupe se montent à 110 millions, d’après les rapports annuels. Ces dépenses en avocats, conseils, communicants et lobbyistes s’ajoutent aux millions versés aux banques pour des restructurations, cessions, refinancements.
Les histoires qui circulent sur son compte dessinent un personnage qui a le goût du secret. « Naouri est une publicité vivante pour Signal ! » plaisante un fonds, en 2018. « S’il communique sur cette messagerie, c’est qu’elle est ultra-protégée. » Le gendarme boursier, lui, s’étonnera de la politique de conservation des mails du groupe : certains sont effacés au bout de 7 jours seulement ! Une pratique qui a cessé depuis.

Naouri est une publicité vivante pour Signal ! S’il communique sur cette messagerie, c’est qu’elle est ultra-protégée.
Fonds

« JCN » a aussi la réputation de vouloir tout contrôler. Dans la maison, le débat contradictoire est difficile. Il l’est tout autant avec les intervenants extérieurs. Le distributeur montre les dents quand certains osent émettre des critiques.
Exemple : cette lettre d’avocats qui atterrit au siège d’une banque anglo-saxonne renommée en août 2017. Casino accuse un analyste financier d’avoir publié des informations inexactes, qui ont prétendument fait chuter son cours de Bourse. Le courrier s’achève sur la menace à peine voilée de diligenter une enquête approfondie sur cette affaire. « C’est une façon de faire pression : l’analyste passe sous la surveillance étroite de son département conformité et l’établissement doit engager des frais juridiques », décrypte un professionnel des marchés.

L’AMF prise entre deux feux
Chez les analystes, on juge d’ailleurs le dossier Casino toxique. Cette communauté d’ordinaire discrète osera même se rebiffer sur les réseaux sociaux ou dans des notes après des mises en cause publiques de la part du groupe. Certains disent recevoir des coups de fil d’individus se faisant passer pour des journalistes. Le bureau de recherche Kepler Cheuvreux dénonce, lui, des « tentatives d’intimidation » .
Mais rien ne permet de prouver que Casino est derrière ces manoeuvres. Pas plus que lorsque le spécialiste de l’antiterrorisme Jean-Charles Brisard se fait prendre en flagrant délit d’usurpation d’identité pour soutirer des informations à Muddy Waters. « Le pire espion du monde » – comme le surnomme Carson Block – a beau avoir effectué des missions de sécurité pour le groupe, comme l’affirme une source proche du distributeur, son commanditaire dans cette affaire reste inconnu.
Comment l’AMF fait face à ces événements ? Pour Sophie Vermeille, l’avocate de fonds qui ont parié sur la baisse de Casino, dont Muddy Waters, « le gendarme boursier a mis du temps à intervenir, mais il est vrai qu’il ne s’est jamais agi d’une fraude comptable, simplement d’une hypercomplexité des structures rendant difficile la lecture des comptes ». Le 7 juillet dernier, l’Autorité des marchés a requis une lourde sanction contre Rallye pour des communications «trompeuses».
« On a laissé les deux camps face à face », déplore une source proche de Casino, qui regrette l’« inertie » de l’AMF face à l’offensive des « hedge funds ».
« Depuis 2015, nous avons été l’objet d’attaques incessantes de fonds « shorts ». À force de diffuser des rumeurs négatives et trompeuses, ils ont fini par asphyxier le financement du groupe, car les taux d’emprunt ont monté et, progressivement, nous n’avons plus pu nous refinancer. Cette contrainte financière a pesé sur les résultats opérationnels », martèle le groupe.
Le distributeur estime avoir fait son travail avec un total de plus de 10 milliards d’euros d’actifs cédés. « Nous avons vendu nos filiales en Thaïlande, au Vietnam, notre foncière Mercialys, des murs de magasins et 85 % de notre filiale GreenYellow créée auparavant. Mais pendant ce temps, les coûts de financement montaient et le robinet du crédit se fermait».
« Il aurait fallu couper le cordon avec Rallye »
Les cabinets EY et KPMG, commissaires aux comptes de la maison mère depuis près de deux décennies, n’ont, eux, pas émis d’alerte. EY ne peut pourtant pas se payer le luxe d’un nouveau scandale. L’auditeur a déjà eu maille à partir avec Muddy Waters et l’a payé cher : pour n’avoir pas averti sur la fraude du chinois Sino Forest, la firme a dû verser plus de 100 millions de dollars à des investisseurs lésés. Un mois avant le placement en sauvegarde de Rallye, les deux cabinets certifient que la « situation de liquidité est très solide » et permet « de faire face sereinement aux échéances financières ».
Quant aux administrateurs judiciaires, Frédéric Abitbol et Hélène Bourbouloux, deux stars de la restructuration, ils permettent à «JCN» de garder le contrôle de ses sociétés. « Ils ont acheté l’histoire d’un choc exogène qui expliquerait la situation », souffle un connaisseur du dossier. « Pour que Casino vive, il aurait fallu couper le cordon ombilical avec Rallye », tranche une analyste.

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