Tchac, tchac, tchac. En face du vieil immeuble de Bruxelles abritant tout l’audiovisuel public belge, les ouvriers s’activent pour construire les nouveaux locaux de la RTBF. Depuis les fenêtres du dédale de couloirs aux allures soviétiques, chacun peut voir son futur bureau. Ou plutôt son absence de bureau, puisque le bâtiment prévu en 2026 sera entièrement en open space, sans portes ni cloisons. « Y compris pour moi », précise Jean-Paul Philippot, l’administrateur général de la RTBF.

Deux fois plus petit que l’actuel édifice, il est érigé en symbole de l’achèvement de la transformation de la RTBF, « avec l’objectif de multiplier encore plus les synergies ». Dans son grand espace entièrement vitré, où quiconque peut voir s’il reçoit des stars de l’audiovisuel, des personnalités politiques ou de simples collaborateurs, le grand patron de la RTBF en est convaincu : « On ne peut pas camper dans une forme de conservatisme organisationnel quand on est un média public. »

Sa grande réforme entamée fin 2018 a profondément chamboulé le visage de l’audiovisuel francophone belge, en modifiant toute l’organisation. Six ans après, ce grand chambardement, lourd, quelquefois compliqué pour le personnel, semble porter ses fruits.

Mêmes problématiques que l’audiovisuel français
Un trajet de Thalys et le contraste saute aux yeux ! De l’autre côté de la frontière, le renouveau promis pour l’audiovisuel hexagonal est, lui, au point mort. Le projet de rapprochement entre France Télévisions et Radio France vient d’être avorté une fois de plus, avec la dissolution de l’Assemblée nationale. Et le flou demeure sur le futur financement du service public, l’actuel modèle reposant sur le transfert d’une fraction de la TVA n’étant, à ce stade, pas pérennisé.
Même s’il n’est pas forcément érigé en parangon, le petit voisin belge est souvent vu comme un exemple de ce qu’il est possible de faire. Certes, la RTBF n’a pas l’envergure et la portée du modèle de la BBC, mais ses dirigeants sont régulièrement conviés par des parlementaires ou des groupes de travail pour expliquer son modèle.
Car la RTBF est confrontée aux mêmes problématiques qu’en France : des questions sur l’organisation, sur le financement et sur son rôle même. « La Belgique a réussi à mener une réforme d’ampleur. Toute la question est de savoir si ce type de réorganisation serait possible à une plus grande échelle comme en France, où le service public est dix fois plus important en matière de budget », s’interroge Philippe Bailly, fondateur du cabinet NPA Conseil. La RTBF s’adresse, en effet, à un bassin limité de population : de 4 à 4,5 millions de personnes.

Fini les silos entre télévision, média et Web
Dans le plat pays, point de polémique sur la nécessité ou non de rassembler les médias. Exit les silos entre radio, télévision et numérique : depuis 2018, les collaborateurs ont commencé à être regroupés en deux pôles. Le premier baptisé « Contenus » crée et fait l’acquisition de contenus tandis que l’autre – appelé « Médias » – est chargé de l’analyse des publics, la valorisation des sujets et leur distribution.
« On se pose toujours la question de quel public on veut toucher avant de déterminer quels canaux et on réfléchit aux synergies dès le départ », explique Xavier Huberland, directeur du pôle médias. Les auditeurs et téléspectateurs ont ainsi été répartis en quatre catégories : le grand public (« nous »), les jeunes adultes, les « passionnés » et, enfin, les nouvelles générations en quête de nouveautés.

« La grande réussite de la RTBF est d’avoir compris l’enjeu d’avoir une stratégie de distribution puissante multicanale, face aux plateformes numériques. Le groupe a, de fait, une offre plus réactive, ce qu’on voit moins en France dans le public », estime Pierre-Etienne Pommier, fondateur d’Arago, un outil de veille sur les médias et la politique, qui fut candidat – déchu – à la présidence de France Télévisions.

C’est à la rédaction, dans un espace où les bureaux sont regroupés par grands domaines (international, économie, etc.), que le « multicasquette » est sans doute le plus visible. A la RTBF, un journaliste peut être spécialisé en politique par exemple mais ne va pas forcément travailler spécifiquement pour une seule radio ou télévision. « Pour l’actualité chaude, on envoie à la fois une équipe radio et télévision, mais pour des sujets plus froids, un même journaliste peut faire des sujets pour les différents médias, avec des angles différents, ajoute Aurélie Didier, directrice éditoriale adjointe de l’information. On a beaucoup formé les équipes. » A la clé, des économies en matière logistique notamment, et une « meilleure valorisation des compétences ». Un vrai contraste par rapport à l’Hexagone, où les tentatives de rapprochement entre France Télévisions et Radio France sont limitées et souvent freinées par les syndicats.

Grand chamboule-tout
Cette réorganisation s’est faite à marche forcée : pas moins de 90 % des cadres ont dû changer de métier depuis 2018-2019 ! Tous les managers, même confirmés, ont ainsi dû repostuler à de nouveaux postes, sans garantie d’obtenir ce qu’ils voulaient, avec souvent plusieurs concurrents. Des mois de réunion, des formations, des ateliers pour convaincre : un grand chamboule-tout, qui paraît bien radical vu d’ici.
« En 2018, on a sauté sans élastique pour entamer une révolution, se souvient Jean-Paul Philippot, administrateur du groupe public depuis plus de vingt ans. Aujourd’hui, les hypothèses sur lesquelles on a fondé la réforme se sont confirmées : les modes de consommation se sont multipliés, d’où l’intérêt d’amplifier notre couverture éditoriale. » Avec des effectifs qui ont diminué de 8 % – aujourd’hui autour de 1.850 équivalents temps plein et un budget constant – « on a réussi à faire mieux », se félicite celui qui avait candidaté à la présidence de France Télévisions en 2020, finalement ravie par Delphine Ernotte.
La RTBF, c’est aujourd’hui trois chaînes de télévision, dont la principale est la Une, qui affiche une audience de 19,8 % en 2023, devant RTL TVI (16,7 %) et la française TF1 (12,1 %), en Belgique francophone, selon Médiamétrie-Glance. Mais aussi, cinq radios, une plateforme de streaming (Auvio), un média digital, un espace « gaming »… « Elle a globalement une bonne image d’opérateur de service public. Pour autant, comme tous les groupes de service public, l’audience est vieillissante », explique Frédéric Antoine, professeur émérite de l’université de Louvain, spécialisé en économie des médias.
Dans son bureau vitré, un grand tableau blanc où sont marquées les grandes échéances jusqu’en 2029 « pour avoir une vision de long terme », Jean-Paul Philippot égrène les chiffres et les succès depuis cinq ans : une part de marché augmentée de 2 points en télévision depuis 2019, une première place en radio avec une légère hausse, une plateforme de streaming comprenant quelque 4 millions d’inscrits, soit l’essentiel de la population, « juste derrière Netflix » en Wallonie-Bruxelles…
« Beaucoup de bla-bla pour pas grand-chose. La RTBF comme nombre de groupes audiovisuels publics n’ont pas réussi à gagner la vraie bataille : celle de l’attention, alors que le temps consacré à la télévision et la radio s’étiole un peu partout », fustige toutefois un bon connaisseur de l’audiovisuel. « La RTBF a été précurseur dans le rapprochement web-télévision-radio dans l’information et a fait des émissions pour les jeunes souvent avant tout le monde. Mais pour autant, on ne peut pas dire que c’est le modèle européen par excellence, en tout cas, il n’est pas au niveau des Scandinaves, qui ont réussi à se faire une place face aux plateformes », nuance Eric Scherer, directeur du News MediaLab et des affaires internationales de France Télévisions.

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