« La taxe carbone peut être un outil de financement à même de générer d’importants gains socio-économiques et d’atténuation du changement climatique », soulignait la Banque mondiale à l’issue de son 14e rapport sur la situation économique du pays. Ce message, la puissante organisation internationale le distille depuis près de vingt ans auprès des décideurs ivoiriens. Avec un portefeuille frôlant les 6 milliards d’actifs dans le pays, ses équipes œuvrent depuis 2005 à faire de la Côte d’Ivoire le possible second État africain à adopter un tel mécanisme fiscal.
Le fait est rare. Aujourd’hui, seule l’Afrique du Sud s’est dotée d’une taxe carbone en bonne et due forme sur le continent. En 2024, la banque dénombrait un total de 75 instruments visant à réduire cette empreinte dans le monde, dont 39 taxes, le reste prenant la forme de marchés carbone. Cette idée relativement récente, popularisée par le protocole de Kyoto en 1997, se caractérise par un prélèvement obligatoire ajouté au prix de vente d’un bien en fonction de la quantité de gaz à effet de serre émise lors de sa production et, ou de son utilisation. En somme, sa mise en œuvre répond au principe de pollueur-payeur et concerne en premier lieu la consommation d’énergies fossiles.
Si le Maroc, le Sénégal ou le Kenya réfléchissent également aux modalités d’une telle taxe, la Côte d’Ivoire suscite un intérêt particulier du fait de la multiplication de ses promesses. Fin 2015, Abidjan s’était porté signataire de l’accord de Paris, s’engageant à réduire ses émissions de 30 % d’ici 2030. Un programme national de lutte contre le changement climatique précédait d’ailleurs la désormais célèbre COP21 et intègre l’essentiel des recommandations de la Banque mondiale. En juin dernier, le gouvernement a reçu un versement de 35 millions de dollars de l’institution siégeant à Washington, résultat d’une réduction effective de 7 millions de tonnes d’émissions de carbone. En parallèle, plusieurs partenariats public-privé sont en cours de déploiement pour créer des crédits carbone, notamment autour de certaines forêts ivoiriennes en péril.
Sur le papier, le deal est alléchant pour l’État ivoirien qui confiera la périlleuse reforestation de ses poumons verts à des structures privées qui devront compter sur des acteurs économiques soucieux de compenser leur empreinte environnementale. Car pour l’heure, c’est bien le volontarisme qui meut ces initiatives peu réglementées, à la différence d’une taxe carbone qui s’imposerait quant à elle comme un prélèvement obligatoire intégré au prix des combustibles. C’est bien là toute la difficulté d’une telle taxe. « Dans nos pays d’Afrique de l’Ouest, le climatoscepticisme est réel, au sens où la population ne s’intéresse pas vraiment à ces enjeux », note Cyprien Yao Yao, docteur en sociologie de l’environnement. Sur le plan théorique, ce sont pourtant les grandes entreprises et le secteur de l’industrie (22 % du PIB en 2022) qui sont censés contribuer le plus à cet effort collectif.
Le défi de l’acceptabilité
Il n’en demeure pas moins qu’en bout de course, la potentielle répercussion de la hausse des coûts de production des industriels vers le consommateur ou le prix de l’essence à la pompe sont des externalités qui pèsent directement sur la population. Pour rappel, la mobilisation des Gilets jaunes en France avait pour origine une augmentation de la taxe carbone sur les hydrocarbures. « Tout cela est-il bien réaliste alors que nous sommes encore rongés par la mal-gouvernance ? Comment s’assurera-t-on que l’argent soit bien réinvesti ? » poursuit perplexe le sociologue. L’acceptabilité sociale dépend à la fois de la sensibilisation aux questions environnementales mais également de la manière dont est utilisée la collecte. Dans la plupart des cas, ces nouvelles recettes sont agrégées au budget général de l’État, qui ne doit pas être tenté de les réutiliser au profit du remboursement de sa dette extérieure, pour ne citer que cet exemple.
Ne pas choisir entre développement et préservation du climat ; pour tenter de résoudre cette équation, les économistes de la Banque mondiale planchent sur plusieurs scénarios. Selon leurs premières conclusions, l’utilisation des recettes pour réduire les impôts prélevés auprès des travailleurs déclarés offrirait plusieurs avantages, parmi lesquels : une augmentation du PIB de 0,34 point de pourcentage, une revalorisation du pouvoir d’achat des ménages et une stimulation de l’économie formelle, en plus d’inciter les individus ou les entreprises à changer leurs habitudes. Dans la pratique, la réalité est moins évidente avec un secteur informel qui continuait de pourvoir plus de 90 % des emplois privés, selon les chiffres de l’Institut national de la statistique (2019). De même, des niches fiscales demeurent pour d’importants pollueurs liés au monde du transport, en témoigne « l’exonération de la taxe spécifique unique sur les produits pétroliers » pour les aéronefs. Des privilèges qui n’ont toutefois rien de spécifique à la Côte d’Ivoire.
Un projet politique
Si les autorités ivoiriennes s’activent dans ce domaine, c’est que l’urgence est déjà là. Le pays qui contribue à hauteur de 0,1 % aux émissions mondiales de gaz à effet de serre est en première ligne de la montée des eaux avec une large façade maritime et sa capitale économique Abidjan construite à flanc de lagune. Dans les terres, il est généralement admis que 80 à 90 % de sa couverture forestière auraient disparu depuis le début du XXe siècle. La faute à l’appétit du secteur agricole fondé sur des monocultures, assurant à lui seul un quart du PIB et principale source de revenu pour une majorité d’Ivoiriens. Cette richesse du sol qui s’amenuise à mesure de son exploitation continue paradoxalement de rendre le pays attractif pour des ressortissants du Sahel. En effet, le risque climatique se caractérise aussi par une pression migratoire accrue en Afrique de l’Ouest.
Pour maintenir sa posture de locomotive sous-régionale, la Côte d’Ivoire se doit d’investir cette question devenue hautement politique. Mais selon Germain Kramo – enseignant-chercheur à l’université Félix Houphouët-Boigny, spécialiste des finances publiques –, ces réflexions autour de la taxe carbone « s’inscrivent dans une perspective générale de meilleure mobilisation des recettes ». Comme précisé par la Banque mondiale elle-même, le caractère contraignant d’une telle taxe se révèle être un important levier de collecte dans un paysage où l’informel est roi. Soucieuse de créer des exemples africains, la Banque mondiale s’active déjà dans l’extrême ouest du pays en étroite collaboration avec le gouvernement ivoirien. À proximité du parc national de Taï, dernier bout de forêt primaire ivoirienne, la Banque prévoit de décaisser plusieurs millions de dollars afin de récompenser les acteurs du reboisement et de l’agroforesterie.
De son côté, la Cedeao émet l’idée d’un « marché régional standardisé », dont la Côte d’Ivoire pourrait être le porte-étendard au sein d’une union économique plus que jamais remise en question par l’AES. Ce scénario s’inscrirait dans la même perspective que les pays les plus avancés en la matière, à l’heure où l’Union européenne teste l’ajustement carbone à ses frontières, soit une taxe carbone appliquée aux biens importés jugés trop polluants. Un cadre de référence plus que pertinent pour la Côte d’Ivoire qui importe massivement des biens manufacturés en provenance de pays peu soucieux de l’environnement, faute d’appareil productif assez diversifié.
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