Ici, on l’appelle l’or blanc. La baie de Saint-Brieuc est l’un des gisements naturels de coquilles Saint-Jacques les plus importants en Europe. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Si la pêche de la coquille est devenue une institution, personne ne s’y intéressait vraiment avant les années 1960.

Iroise Mathonnet, qui travaille au comité des pêches des Côtes-d’Armor, est trop jeune pour s’en souvenir mais elle connaît l’histoire. « Au début des années 1960, il y avait à peine une cinquantaine de bateaux qui pêchaient la coquille dans la baie. Mais dix ou quinze ans après, dans les années 1970, on est monté jusqu’à 460 bateaux. » De quoi entraîner une surpêche et une possible extinction des coquilles, devenues incapables de se reproduire suffisamment vite.
C’est l’Ifremer, l’institut français de recherche chargé de la surveillance des océans, qui a sonné l’alarme pour empêcher de tarir complètement le gisement. Avec, à la clé, des règles draconiennes : une période de pêche limitée dans l’année entre octobre et avril, deux jours de pêche maximum par semaine et un temps de pêche sur place qui ne doit pas dépasser une heure (c’était quarante-cinq minutes jusqu’à l’an dernier).

Un des plus vieux pêcheurs de la baie
Par ailleurs, les pêcheurs n’ont pas le droit de commercialiser des coquilles dont le diamètre est inférieur à 10,5 centimètres, ce qui suppose d’adapter le diamètre des dragues, ces anneaux de fer attachés les uns aux autres, qui sont plongés dans la mer pour remonter les mollusques. Autant de contraintes qu’il a fallu faire accepter aux pêcheurs, progressivement et au fil des ans.
David Desbeaux, le propriétaire du « Balbuzard », un bateau de 16 mètres – l’un des plus grands de la baie -, est l’un d’eux. Son navire est équipé de dragues pour la pêche à la coquille mais aussi de filets pour pêcher le lieu jaune ou la lotte, également présents dans la baie. Il faut être au moins trois pour partir en mer sur « Le Balbuzard », deux pêcheurs pour jeter les dragues à la mer et les relever, un troisième pour conduire le bateau et manoeuvrer les câbles des dragues.
Ce matin de décembre, alors qu’il fait encore nuit noire au port de Saint-Quay-Portrieux, à 6 heures du matin, c’est le père de David Desbeaux, Bernard, qui est posté au gouvernail. Il connaît bien ce bateau, construit en 1988, car ce fut le sien avant de revenir à son fils. A 72 ans, Bernard Desbeaux est l’un des plus anciens pêcheurs de la baie de Saint-Brieuc, qu’il sillonne en bateau depuis qu’il est adolescent.

« Mes parents voulaient que je reprenne leur restaurant, mais je préférais passer mes journées en mer, avec les pêcheurs, sans qu’ils n’en sachent rien », dit-il le sourire en coin. Les règles étaient moins strictes à l’époque. Pourtant, il ne viendrait pas à l’idée à ce pêcheur expérimenté de déroger à la réglementation actuelle car il a connu les périodes où guettait la pénurie. « Avant, on passait parfois plus de cinq heures à laisser traîner les dragues dans la mer pour quelques centaines de kilos de coquilles à peine », se souvient-il.

La situation est tout autre aujourd’hui. Ce mercredi, il n’a pas fallu plus de deux fois huit minutes de traits – le passage des dragues en fond de mer – pour ramasser 1 tonne et demie de coquilles. Il faut dire que Bernard Desbeaux connaît la zone comme sa poche et sait repérer les meilleurs « spots » de pêche en fonction des vents, de la période de l’année… Un sacré atout, notamment les jours où la météo n’est guère clémente, les vagues impressionnantes et les fonds marins chamboulés par la tempête Darragh.
Nul besoin de s’inquiéter du contrôle de la durée de la pêche, qui se fait par avion au-dessus de la baie et auquel les 20 bateaux qui sont sortis ce matin – sur 238 licenciés pour la coquille Saint-Jacques dans la baie – doivent se conformer. Les soixante minutes de pêche sont largement respectées. Le critère de temps n’est plus un sujet.
Le volume, en revanche, est dépassé. Car chaque bateau ne peut rapporter au port plus d’une tonne de coquilles. Les sacs d’une trentaine de kilogrammes qui sont débarqués au retour de chaque navire sont dûment étiquetés et pesés pour tracer la quantité exacte de coquilles pêchées par bateau. Le reste, c’est-à-dire les coquilles les plus petites bien qu’elles soient au-dessus du calibrage autorisé, est rejeté à la mer.

La baie de Saint-Brieuc est le meilleur exemple en France d’une gestion concertée avec les pêcheurs.
Sabine Roux de Bézieux, Présidente de la Fondation de la mer

David Desbeaux et Christian Scillard, son salarié, passent ainsi plus de temps en mer à trier leurs coquilles pour les rejeter à la mer et les laisser grandir, qu’à les pêcher. Au passage, on débarque aussi les quelques araignées qui se sont prises dans les dragues. Mais la pêche à la coquille entraîne peu de prises accessoires car la Saint-Jacques est très abondante désormais et recouvre une grande partie des fonds de la baie.
Les efforts ont donc payé. Preuves scientifiques à l’appui. L’Ifremer contrôle en effet scrupuleusement au début de chaque saison, en octobre, la biomasse des coquilles présentes dans la baie. En 2014, la biomasse exploitable s’élevait à 23.000 tonnes de coquilles à Saint-Brieuc, elle est passée à plus de 80.000 tonnes en septembre 2024, un niveau qualifié d’historique.

« On a multiplié par plus de 5 la biomasse en dix ans », s’enthousiasme Iroise Mathonnet, qui voit dans ces chiffres une belle récompense du travail mené par le comité des pêches. Celui-ci a beaucoup poussé pour la mise en oeuvre et le respect des règles de cette pêche durable dont les prémisses remontent à la fin des années 1970. Sur ce volume de biomasse disponible, 7.200 tonnes ont été effectivement pêchées pendant la saison précédente.
Même les éoliennes, qui tournent dans la baie depuis l’an dernier et qui ont cristallisé comme ailleurs les critiques de certains riverains, n’ont pas entamé l’engagement des pêcheurs. « Les éoliennes ont été installées dans des zones où les eaux sont très dures, les coquilles n’aiment pas ça, elles ne sont pas là-bas », explique Bernard Desbeaux.

Les seuls qui pourraient vraiment gâcher la fête sont les calamars, de plus en plus nombreux du fait du réchauffement de la température de la mer. Pour l’instant, la baie a été plutôt épargnée par la présence de ces « nuisibles », mais la pêche aux homards, qui se pratique aussi à Saint-Brieuc, est mauvaise cette année. Certains pêcheurs y voient l’oeuvre de ces poulpes, qui apprécient manifestement les mets les plus raffinés.
Cerise sur le gâteau, la pêcherie de Saint-Brieuc a aussi reçu depuis 2022 le label MSC. Un label décerné par le Marine Stewardship Council, une ONG internationale qui incite les pêcheries, mais aussi les acteurs de la transformation des produits de la mer, à mieux tenir compte des stocks de poissons et de leur durabilité. En France, 14 pêcheries ont déjà été labellisées par le MSC, mais celle de Saint-Brieuc est la seule à avoir ce label en France pour la coquille Saint-Jacques.
Les pêcheurs de coquille de la baie de Seine sont, eux, en cours d’évaluation. « L’évaluation d’une pêcherie dure entre douze et dix-huit mois sur la base de plus de 20 critères, notamment le niveau des stocks, l’impact de la pêche sur les écosystèmes et la gestion des pêcheries. L’évaluation se fait en coordination avec l’Ifremer, qui établit le niveau des stocks. Nous évaluons toujours une espèce donnée, sur une zone donnée », détaille Roxanne Dollet, qui travaille pour le MSC en France.

L’intérêt pour la pêcherie de Saint-Brieuc est davantage réputationnel qu’opérationnel car la gestion durable des stocks est déjà une préoccupation ancienne. « Cela permet de voir nos efforts reconnus et de les maintenir dans le temps », explique Iroise Mathonnet. Le MSC vérifie en effet chaque année que les critères d’attribution du label, notamment le niveau des stocks et leur reconstitution, sont toujours respectés. Une habile façon de continuer à faire respecter des règles très contraignantes, notamment vis-à-vis de ceux qui, au regard des stocks actuellement historiques, s’aviseraient de vouloir passer outre.

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