Des glissements sémantiques qui explique notre addiction à la rébellion
 
Les glissements sémantiques des termes révolution, résistance et rébellion conduisent à des changements de représentations et donc à des évolutions de comportements. Les français sont a priori « contre », et dans certains cas, sans très bien savoir contre quoi ils s’opposent. Mais cela leur donne une légitimité face au vide de sens. Pour les plus jeunes, s’opposer est une nouvelle forme d’existentialisme et c’est aussi un moyen de réinventer le vivre ensemble. D’ailleurs, Xavier Crettiez et Isabelle Sommier insistent sur ce point.[1] Selon eux, il y aurait en fait trois formes actuelles de rébellion : une figure de style, un acte d’intégration et une rupture radicale. La figure de style signifie que la rébellion est stylisée et individualisée et « érigée en norme comportementale. » Ainsi, « la réalisation de soi semble être devenue l’idéal même de toute posture rebelle. » Il est alors ici davantage question de revendication individualiste, d’un style de vie prônant l’anticonformisme comme marque distinctive de singularité.
Cependant ce marketing d’une tendance idéalisante de mai 68, devenu style de vie, sature alors totalement le sens même de la rébellion et ne porte plus en son sein l’élan de la contestation mais la seule revendication d’être différent. Il y a alors dérive en ne comprenant qu’une seule chose « on peut faire ce que l’on veut. » La rébellion est utilisée comme prétexte d’indépendance. Nous reprenons la citation d’Alain Finkielkraut « Il n’y a maintenant rien de plus conventionnel que la provocation, rien de plus orthodoxe que l’hérésie, rien de moins scandaleux que le scandale. »[2]
 
La rébellion est aussi un acte d’intégration. Il s’agirait pour les auteurs d’une tendance d’un certain nombre de mouvements contestataires de chercher en fait à « pénétrer un pouvoir jugé fermé et sourd aux réclamations. » Ainsi il n’est plus question de se rebeller « contre » mais « pour » afin d’appartenir au système et de ne pas en être rejeté. Système économique qui érige sa loi en maître et auquel il est préférable d’appartenir, quitte à la critiquer, car s’en extraire, c’est faire le pari d’une exclusion aussi radicale que définitive.
 
Enfin, la rupture radicale de certains autres mouvements perpétue la dynamique de résistance contre des pouvoirs établis perçus comme autoritaristes. Idéologiquement, ce qui va animer ces groupuscules c’est « la défiance intellectuelle à l’égard du libéralisme » et légitimer leur lutte contre un pouvoir sans cesse plus omniprésent dans le contexte de la mondialisation.
 
La rébellion devenue une figure de style perd son âme dans le consumérisme du genre individualiste polymorphe. Et l’on comprend mieux pourquoi la notion de rébellion devient confuse car elle est prise à bras le corps par tous les acteurs sociaux. Chacun cherchant à en faire quelque chose de différent selon ses objectifs.
Y aurait-il, par là-même identité nationale commune autour de la figure de la rébellion ? Serait-elle la marque d’une vitalité niée par un establishment embourbé dans une modernité moribonde ? Notre hypothèse serait que la rébellion constituerait une sorte d’identité nationale prévalant sur la fragmentation du corps social en tribus, sur l’individualisme majoritaire. Pour une partie de la population, il s’agit de contestation pour le plaisir de l’opposition, permettant de retrouver la jouissance primordiale du rapport à l’autorité. Et aussi la fierté d’appartenir à un peuple qui sait faire des révolutions pour changer le monde. Une nostalgie romantique. La rébellion ne deviendrait-elle pas une nouvelle manière de recréer du collectif, de l’être ensemble et donc une identité commune ?
L’expression sociale de la rébellion

Comment la rébellion s’exprime-t-elle aujourd’hui dans notre quotidien ?
L’espace traditionnel de la modernité compartimente les activités en fonction des lieux et des fonctions assurant une certaine stabilité passant par la sédentarité. L’apparition des différentes formes de réseaux sociaux semble liée au phénomène de rébellion sociale, comme expression d’un nomadisme insaisissable par opposition aux sédentaires. La rébellion s’exprime, elle, par l’aspect labile des réseaux et le fait de surfer sur différents espaces.
L’occupation du temps et de l’espace est différente. L’objectif étant probablement de donner l’illusion de ne pas être saisi, pris, éviter d’être enfermé dans une seule boîte ou norme. Il est intéressant de constater que les premiers à s’emparer de ces nouveaux modes d’expression, de rencontre et d’accès aux informations ce sont les enfants, les jeunes et les adolescents. Une population juvénile dont nous avons dit que l’une des caractéristiques est de manifester haut et fort la rébellion à l’autorité parentale. L’insaisissable du virtuel, de l’éphémère, du nomadisme serait alors des catégories de comportements aussi bien cognitifs qu’affectifs qui donnent de nouvelles modalités d’être ensemble et qui socialement visent à battre en brèche un modèle dominant, vécu comme asphyxiant, car autocentré. La révolution contemporaine prend les chemins numériques des réseaux sociaux avant de se manifester dans les rues. La rébellion pourrait alors être comprise comme un moyen d’expérimenter certaines valeurs du nouveau paradigme.
Les dérapages entre la fin et les moyens

Ainsi, il y aurait eu dérapage entre la fin (le sens des idéologies) et les moyens (contestataires). Les notions de révolution, rébellion et résistance auraient été détournées de leur sens historique initial pour illustrer une dynamique sociale et nous dire quelque chose de l’air du temps.
 
Aujourd’hui, peut-être manifeste-t-on pour le simple plaisir de manifester, de s’opposer, de faire « plier » un gouvernement qui lui aussi a perdu sa légitimité. Il s’agit d’être contre, ce qui contient en soi, la double acception d’être aussi au contact des autres dans ces effusions qui cherchent à récréer la vitalité du corps social. S’opposer est devenu une identité nationale, une légitimité, une finalité par manque d’un autre sens, sans doute en émergence dans la même dynamique que celle du nouveau paradigme.
 
La « République des professeurs », expression entrée dans la langue après la parution, en 1927, de l’essai de Thibaudet, correspond à une époque où la France était gouvernée par des hommes érudits qui argumentaient leur projet de société.
Qu’ils aient débuté comme avocats ou comme professeurs ils étaient tous des lettrés depuis Adolphe Thiers jusqu’à François Mitterrand. Puis, s’est instaurée progressivement la République des énarques, privilégiant la rhétorique sur le contenu des projets. Les Français ne s’y sont pas trompés et avec le temps se sont progressivement « désengagés » d’une politique qui avait perdu son âme. Seuls sont alors restés de notre histoire, le réflexe critique et la constatation systématique.[3]
A tel point que nombreux furent les candidats à toutes les élections et de tous les bords qui ont progressivement fondé leurs arguments de campagne et leurs discours sur la critique de leur adversaire pour masquer le vide d’un projet manquant de substance et de corps.
 
Cependant, le pli était donné et la dynamique sociale bien ancrée sur les bases d’une opposition de principe entre deux camps, droite et gauche pour la politique et direction contre salariés pour les organisations. Les valorisations affectives que les citoyens portent soit à gauche, soit à droite, soit au patronat, soit aux syndicats s’arc-boutent sur les différences et sont basées sur des représentations bien clivées. Ainsi, avec le temps, les origines de ces dichotomies s’estompent et seule reste la contestation comme une fin en soi.
 
Ainsi révolution et résistance ont glissé de leur sens initial vers un sens dérivé, et sont passés de l’état de moyen pour devenir une finalité, ceci en perdant le sens de leur propre raison d’être. Ce qui peut partiellement expliquer la manifestation de violence sociale pour manifester l’aberration et l’absurde.

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