Il ne faut pas se fier aux apparences. Enrique Martinez illustre l’adage. Son physique massif de deuxième ligne de rugby des années 1970 cache un ancien basketteur de haut niveau. Sa voix douce et son ton mesuré camouflent une détermination de fer et des convictions que bien d’autres crieraient sur tous les toits. Le directeur général de FNAC Darty les habille de démonstration, d’arguments et les couche sur le papier. Ses idées n’en résonnent pas moins fort dans le petit monde de la consommation.

Celui qui a succédé à Alexandre Bompard à la tête du distributeur en 2017 s’est fait un nom, désormais devenu une signature depuis la publication de « Et si on consommait mieux » aux Editions de l’Observatoire, ouvrage dans lequel il revendique de bousculer les codes du consumérisme. Un paradoxe pour quelqu’un qui a suivi un parcours très classique dans la distribution, un métier où le chiffre et la croissance restent l’alpha et l’oméga. Il n’en est pas moins, parmi les distributeurs, celui qui a pris les positions les plus radicales en matière de commerce durable.

Parcours classique de distributeur
L’Espagnol, qui a forgé la rampe de son ascension dans les FNAC du Portugal, s’est bien intégré au sein du patronat français. La promotion de ce directeur opérationnel pour remplacer Alexandre Bompard, chouchou de l’establishment, avait surpris à l’époque. Enrique Martinez le justifie avec malice : « Au fond, le profil d’Alexandre était plus atypique que le mien dans la distribution. » Il est vrai que celui qui a pris la présidence de Carrefour venait des médias : Europe 1 et Canal+. Aujourd’hui, Thierry Cotillard, le président d’Intermarché, l’invite à son anniversaire. Alexandre Bompard salue « une très grande capacité d’analyse et son sens managérial ». A l’opéra, dont il est un abonné studieux, il côtoie le gratin du CAC 40.
Enrique Martinez Ballesteros, de son nom complet, est un pur « retailer » : école de commerce de Madrid, boulot d’été chez Toys’R’Us, puis embauché dans une grande surface de jouets de Grenade comme responsable de département avant d’être nommé directeur de magasin au Portugal. C’est sur les rives du Douro qu’il est chassé pour le lancement de la FNAC au pays de la révolution des OEillets. Premier point de vente à Lisbonne en 1998 dans le centre commercial Colombo (un succès qui dépasse trois fois les prévisions de ventes), suivi rapidement de six autres.

En 2004, Denis Olivennes, alors PDG de l’enseigne culturelle, le nomme directeur général de la filiale, puis de la région Espagne-Portugal. En 2010, il passe au Brésil. Alexandre Bompard, arrivé en 2011, lui confie ensuite la France, la Belgique et la Suisse. « La fusion avec Darty, j’étais pour. Nous étions trop petits pour négocier avec les géants de la tech », se souvient-il. Cela tombe bien : il sera chargé en 2016 de l’intégration de la maison au contrat de confiance dans l’univers du premier libraire de France.

« Sobriété heureuse »
Au départ de son PDG vers Carrefour, la transition se fait naturellement. Seul accroc à sa nouvelle tunique de chef : le conseil du groupe, désormais coté en Bourse, sépare la présidence de la direction générale. En France, le statut de PDG reste un privilège dont seule l’aristocratie des grandes écoles peut se prévaloir. Alexandre Bompard est énarque. Jacques Veyrat, X 1983, lui succède au poste de président de FNAC Darty, dans un rôle toutefois non exécutif.
C’est donc fort de son expérience de vendeur que l’homme aux trois pays – l’Espagne où il est né, le Portugal où il a épousé sa première femme qui lui a donné deux fils et la France où il prospère aux côtés de sa seconde épouse et de ses deux petits derniers – interroge le consumérisme à l’aune du changement climatique. « Ecrire un livre sur la consommation durable. La démarche peut sembler surprenante de la part d’un commerçant censé vendre le plus d’articles possible au plus grand nombre », reconnaît-il à la première page de son manifeste en faveur « d’un nouveau modèle écologique et vertueux ».

La dédramatisation de l’acte d’achat a perverti nos habitudes.
Enrique Martinez Directeur général de FNAC Darty

Sensibilisé par Al Gore, convoquant tous les prophètes de l’écologie, de l’Ademe au sociologue Gilles Lipovetsky en passant par Pierre Rabhi, il dénonce « la stimulation perpétuelle des besoins de la consommation de masse issue des années 1970 » et lui préfère « la sobriété heureuse ».
Le directeur général de FNAC Darty propose une troisième voie entre l’hyperconsommation et la déconsommation. Il donne en exemple son entreprise, qui pousse les fabricants à conserver des pièces de rechange et qui a fait de la réparation un axe stratégique avec 2,5 millions d’intervention par an et un abonnement Darty Max qui a dépassé le million d’abonnés.

Les combats de la FNAC
« A l’origine, les combats de la FNAC concernaient l’accès à la technologie, à la culture […]. Aujourd’hui, notre mission est de guider nos compatriotes vers une consommation plus écologique et plus engagée », écrit-il.
Tel un prophète vert, Enrique Martinez va loin, jusqu’à imaginer des quotas carbone pour les consommateurs. « Chacun se verrait attribuer une quantité précise de carbone à utiliser sur plusieurs années. La quantité allouée diminuerait selon l’intensité de la consommation. Les consommateurs qui verraient leur niveau de carbone baisser trop vite auraient alors intérêt à faire des achats utiles, à réparer plutôt que jeter », imagine-t-il. « Les consommateurs les plus vertueux se verraient attribuer un bonus et, par la suite, nous pourrions imaginer une bourse entre particuliers où les plus économes en carbone pourraient en revendre aux plus dépensiers », ajoute-t-il, avant de conclure le chapitre : « Le bilan personnel écologique pourrait même se retrouver sur la feuille d’impôt. »
Au passage, le patron de FNAC Darty tacle le géant Amazon, pionnier de l’e-commerce, de la commande 24 heures sur 24 depuis son canapé, de la livraison illimitée quasi gratuite et champion du retour immédiat en cas de non-satisfaction. « Cette dédramatisation de l’acte d’achat a perverti nos habitudes », estime-t-il, même si les différences avec les services proposés par sa propre enseigne ne sautent pas aux yeux.

La consommation sobre et vertueuse n’est pas si facile à mettre en oeuvre dans une industrie de l’offre comme le livre.
Antoine Gallimard Président des éditions Gallimard

Enrique Martinez croit en l’action du politique. Il compte sur l’Etat et l’Union européenne dans sa croisade vers la frugalité. Il soutient l’exception culturelle française, le prix unique du livre de Jack Lang et le bonus réparation des doublures et des semelles du gouvernement Attal. Il prône une taxe carbone aux frontières. Adepte du « volontarisme » et de « l’autodiscipline », ses idées cumulent des contraintes qui l’amènent au bord de ce que certains qualifient d’écologie « punitive ».

L’occasion
Tout sauf naïf, il reconnaît que la consommation sobre qui consiste à acheter moins mais des produits de meilleure qualité à un coût plus élevé pose un problème social. Il recherche un juste équilibre des prix, mais concède que « les consommateurs les plus aisés pourront, eux, accepter de payer plus cher pour des appareils dernier cri ». Bien sûr, il préfère l’usage à la propriété, l’abonnement perpétuel à la transmission d’un bien que l’on possède. « Rêveur », de ses propres termes, il défend une « ascèse » qui « exclut les achats plaisir » et fait « oublier les folies du passé ». « Revenir à des fondamentaux », s’exclame-t-il, en regrettant « le monde stable que décrivait Stefan Zweig dans ‘Le Monde d’hier’ ». Un monde dont il ne rappelle pas qu’il était d’abord un monde de rentiers…
Il veut quitter la mondialisation et revenir au local et à la proximité. Une aporie apparente pour un vendeur d’iPhone conçus aux Etats-Unis, fabriqués en Chine et renouvelés souvent tous les ans. « Un commerçant qui contribue à restreindre les ventes », cela surprend, avoue le patron de FNAC Darty. Pour autant, l’homme d’affaires n’est pas fou et n’entend pas sacrifier son entreprise sur l’autel du mieux-consommer. « Nous avons longtemps sous-estimé la capacité des consommateurs à adopter de nouveaux comportements », insiste-t-il avec raison, citant pêle-mêle les exemples de la pratique du vélo à Paris, des succès de Vinted, le spécialiste des vêtements d’occasion, et de Back Market, le site de smartphones reconditionnés.

« Vendre moins »
Réparation, service après-vente, pression sur les marques pour qu’elles fournissent des pièces détachées, conseil en magasin comme en ligne : l’objectif d’Enrique Martinez est de faire pivoter le modèle de FNAC Darty vers « un leader des services d’assistance à la maison ». Il y a Darty Max mais aussi l’abonnement FNAC Vie Digitale, qui protège la pratique informatique. L’Espagnol sait que la FNAC vit depuis des années sur des marchés en déclin structurel. Les ventes de musique, malgré le regain du vinyle, sont à peine revenues à leur niveau de 2011. Les clés de sol ont pris la clé des champs numériques de Spotify et Deezer.
« La consommation est compliquée », approuve Jacques Veyrat, qui soutient l’ambition volontariste de « changer la nature des revenus du groupe ». Le milliardaire qui a créé le fonds Impala pour investir dans l’énergie propre se pose en « grand fan » d’Enrique Martinez. A propos du tournant vers la durabilité, il affiche son soutien, même quand on souligne l’incongruité pour un distributeur de vouloir vendre moins : « On est la FNAC, en avance sur la société. Sur le long terme, cela signifie quelque chose même si c’est une promesse qui n’est pas encore quantifiable. » « Darty Max est au coeur de la stratégie. Ça a de la valeur. Tout le conseil est derrière Enrique », conclut-il, tout en ajoutant un bémol au sujet de la décroissance : « On ne peut tout de même pas s’affranchir des règles de base du capitalisme. 
« C’est un homme de conviction, à la fois engagé et ouvert, qui se bat contre les idées dogmatiques. Et un dirigeant qui sait écouter et décider », commente pour sa part Antoine Gallimard, le grand éditeur dont la FNAC est le premier vendeur en France. « La consommation sobre et vertueuse n’est pas si facile à mettre en oeuvre dans une industrie de l’offre comme le livre », reconnaît Antoine Gallimard. « Cependant nous n’avons pas le choix, il faut poursuivre nos efforts ensemble dans ce domaine », poursuit-il, soulignant que ses maisons d’édition ajustent les tirages au plus près pour éviter les retours, impriment sur du papier issu de forêts gérées durablement et développent des technologies d’impression numériques qui permettent de petits tirages à la demande. « Mais pour le groupe FNAC Darty, un des premiers employeurs en France, il fallait oser assumer le choix de devenir le leader pour le recyclage et la réparation des produits techniques ou informatiques », admet-il. L’Espagnol Enrique Martinez a osé. L’avenir dira s’il aura été le Don Quichotte du durable ou à l’inverse le Cortés, défricheur d’un nouveau monde commercial.

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