« Il faut changer cet état d’esprit colonial » : à Casablanca, la révolte des banques africaines
Comme un dernier bastion défiant le millier de financiers venus des quatre coins de l'Afrique. Point de repère de la « skyline » de Casablanca, la BMCI, filiale flambant neuve de BNP Paribas, se dresse face à l'hôtel Hyatt où les champions de la finance africaine se sont donné rendez-vous les 9 et 10 décembre pour le sommet annuel de l'AFIS (Africa Financial Summit). Cette année encore, ils sont venus célébrer la libération du continent des banques occidentales. « Eux aussi leur tour viendra », est persuadé un participant. L'homme d'affaires Moulay Hafid Elalamy vient de clôturer, quelques jours plus tôt, le rachat de la filiale de la Société Générale pour 745 millions d'euros, et les rumeurs vont bon train sur les autres « occasions » françaises à venir. La BMCI, elle, a vendu l'an dernier sa gestion d'actifs et sa participation dans les paiements. « Beaucoup de rente » Galvanisée dès le coup d'envoi du sommet, l'assistance applaudit le scénario d'ouverture déroulé sur écran XXL : avec vue plongeante sur la Grande Arche de La Défense, le cinquième conglomérat bancaire européen, sciemment dénommé la « Compagnie Générale », se fait racheter par la « First Eco Bank of Africa » née de la fusion de trois champions bancaires africains à l'issue d'une « vague de consolidation sans précédent ». Les leaders de la finance africaine ont des ambitions dévorantes et veulent y croire. La compétition fait rage pour les actifs occidentaux. Outre le Maroc, Société Générale a finalisé la cession au burkinabé Coris Bank de ses actifs au Tchad. Au Mozambique, c'est le holding rival Vista qui l'a emporté. Le nigérian Access Bank a finalisé la reprise des filiales du britannique Standard Chartered en Angola et en Sierra Leone, et est donné vainqueur pour le Botswana, l'Ouganda et la Zambie officiellement en vente. « Les institutions internationales, depuis plus de cent ans, se sont habituées à croître dans des périodes où il y avait beaucoup de gras, beaucoup de rente. Ces conditions ont changé, elles n'ont pas vu la nécessité d'avoir un impact direct sur les populations. C'est une opportunité pour les banques africaines », se félicite Roosevelt Ogbonna, le patron d'Access Bank. LIRE AUSSI : ENQUETE - Les banques françaises désertent l'Afrique Mais des ambitions aux actes, il y a un pas. Les Etats africains ne sont pas prêts à laisser partir ces actifs stratégiques simplement au plus offrant. Le Congo a écarté Vista, choisi par Société Générale, pour préempter sa filiale et la céder au gabonais BGFI. La Mauritanie aurait rejeté l'offre de Coris Bank, l'une des principales du pays, et ferait son propre tour de table. Au Cameroun, la vente serait en pause, l'Etat cherchant à reprendre la main sur la seconde banque du pays. Au Sénégal, les pouvoirs publics chercheraient à racheter l'entité de la banque française, n° 1 du secteur. Au Bénin, l'Etat a directement négocié le rachat des actifs avec ceux du Togo. « Ces actifs sont de taille marginale pour des groupes comme Société Générale, mais à l'échelle des Etats, ils sont systémiques. Cela crée des frictions », réagit un financier. Le plus sensible reste potentiellement à venir. Tous les yeux sont tournés vers la Côte d'Ivoire, le plus gros actif restant de Société Générale en Afrique, et première banque du pays. Officiellement, à la différence de la Tunisie et du Ghana, il n'y aurait pas de processus, mais à l'AFIS, la rumeur voulait qu'Abidjan tente de rallier des investisseurs, à la manière de son opération sur la filiale de BNP Paribas en 2023. Il ne suffit pas de planter un drapeau, il faut apporter de la valeur. Mohamed El Kettani, directeur général d'Attijariwafa Bank « Acheter une banque, c'est facile. Et encore, on a vu des régulateurs retirer leur accord au dernier moment, dit un banquier. Ensuite, le plus dur commence : il faut engager des questions difficiles avec le management, fermer des entités non rentables… et rembourser. » « Tout le monde veut que des champions africains émergent, mais dans la finance, il y a des 'sapeurs' », avertit un autre, en référence aux jeunes flambeurs qui se mettent en scène sur les réseaux, habillés des dernières marques de mode occidentales. Pilier de la finance africaine, le marocain Attijariwafa Bank, issu en 1904 de l'ancienne Compagnie française de crédit et de banque, avertit : « Il ne suffit pas de planter un drapeau, il faut apporter de la valeur », prévient Mohamed El-Kettani, le directeur général du groupe présent dans plus de 20 pays. « La sortie des grandes banques internationales fait porter une responsabilité extrêmement forte sur le secteur bancaire africain, mais aussi les gouvernements et les régulateurs », dit-il. En l'absence de système de paiements transfrontaliers cohérent sur les 42 monnaies du continent, avec des cadres macroéconomiques divergents - du plus stable au plus volatile -, les défis sont nombreux. Dernier gros acteur bancaire français après la vente de la filiale de Société Générale, la BMCI, filiale de BNP Paribas, fait face au sommet de l'Africa Financial Summit.Anne Drif « Tous les capitaux réunis des banques africaines représentent moins de 1 % de ceux des banques américaines ou chinoises. On n'a pas assez de capital pour financer les projets », rappelle Jeremy Awori, PDG du togolais Ecobank. Il faut le chercher ailleurs. C'est tout l'enjeu, selon Kamal Mokdad, directeur général du marocain BCP : 85 % des échanges africains se font avec le reste du monde, plus qu'entre pays du continent. Or la plupart des banques africaines n'ont pas accès aux correspondants bancaires étrangers. « Pour remplacer Standard Chartered, vous ne pouvez pas faire ça seulement de la côte ivoirienne ou de Gambie, et dire 'salut'. Ils avaient peut-être une petite présence dans un pays africain, mais ce n'est pas là que ça se passait : la banque se faisait à Londres, Dubaï, Hong Kong, New York », dit Roosevelt Ogbonna, PDG d'Access Bank, qui veut s'implanter aux Etats-Unis fin 2025, en plus de trois hubs actuels dont Paris. Attijariwafa, lui, s'est implanté en Chine il y a deux ans LIRE AUSSI : TRIBUNE - Afrique : le grand désengagement des banques françaises Mais le plus gros défi est intra-africain. Ini Ebong, directeur de la First Bank of Nigeria, pointe les « régulateurs trop nationalistes dans les contrôles », tandis qu'Amine Bouabid, CEO de Bank of Africa, estime que « les banques centrales doivent donner plus de marges de manoeuvre ». « Tous ces chefs d'Etats avec qui j'ai discuté parlent de prendre le destin de l'Afrique en main, dit Roosevelt Ogbonna. Mais à qui ces Etats vont-ils confier leurs réserves ? Pas à des banques africaines, mais à des banques comme JP Morgan. Et ils nous demandent de faire des miracles ! Il faut d'abord changer cet état d'esprit colonial, qui associe la sécurité aux banques étrangères. » Et le dirigeant de relater son échange avec l'agence de notation Fitch : « Pourquoi suis-je différent de JP Morgan ? leur ai-je demandé. Vous devez me convaincre, parce qu'on a fait les mêmes écoles, je les ai battus en classe. Et nous avons ici bâti le même business bancaire. » Même chose sur les superviseurs. « Je ne suis pas sûr qu'ils demandent la même chose à Citi, à JP Morgan ou Standard Chartered quand il s'agit de reconnaître une licence bancaire », regrette-il.