Le contraste avec le début de la décennie est saisissant. À l’époque, les employés de Google sont la cible des militants anti-gentrification pendant le transport en navette vers leur campus, pas ceux qui descendent dans la rue. Les cadres des géants du numérique voient peu de raisons de monter au front. La majorité est convaincue d’oeuvrer à « rendre le monde meilleur », une phrase que leurs patrons ressassent en boucle lors de leurs keynotes. Quand Liz Fong-Jones est recrutée par Google en janvier 2008, elle se réjouit. « Google avait déclaré de ne pas vouloir faire de mal – le fameux slogan ‘Don’t be evil’ -, et vouloir rendre l’information accessible et utile à tous », témoigne-t-elle devant une tasse de latte fumant. Salaires mirobolants, cantines dignes des meilleurs restaurants, navettes gratuites avec wi-fi, congés parentaux généreux… Les entreprises ont mis le paquet pour chouchouter leurs salariés. « L’idée des patrons du secteur technologique, c’est de dire qu’ils construisent un nouveau type d’entreprise, une sorte de grande famille incarnée par la distribution généreuse de stock-options », explique Margaret O’Mara, professeur d’histoire spécialiste de la Silicon Valley à l’université de Washington. Leslie Berlin, historienne responsable des archives sur la Silicon Valley à Stanford, résume leur stratégie ainsi : « Qui voudrait former un syndicat quand vous obtenez tout sans syndicat ? »

Première douche froide en 2016

L’image positive du secteur commence à se fissurer en 2016. L’ampleur de la désinformation sur les plates-formes numériques en amont de l’élection présidentielle américaine fait l’effet d’une douche froide. Les études sur l’effet délétère des téléphones portables sur la santé se multiplient. L’affaire Cambridge Analytica est suivie d’une cascade de révélations terrifiantes sur le traitement des données privées. Le développement de l’intelligence artificielle et de la reconnaissance faciale pose des problèmes éthiques de plus en plus concrets. Petit à petit, l’idée d’une différence ontologique entre les entreprises de tech et les autres s’étiole. Anna Geiduschek, ingénieure chez Dropbox, spécialiste du stockage de documents, perd ses illusions : « À Stanford, il y avait cette idée que travailler dans la tech, ce n’était pas immoral comme rejoindre une banque d’investissement. Que c’était un chemin plus sûr éthiquement parlant. » Au fil des mois, la pression des pouvoirs publics s’accroît mais les auditions des patrons du secteur par les parlementaires américains ne débouchent sur aucune sanction. Certains salariés en arrivent à se voir comme le dernier recours. Au-delà de la rémunération, les valeurs des employeurs deviennent un critère de plus en plus décisif pour les Millennials.

Réveil militantiste

Des précurseurs ont commencé à militer dès le milieu de la décennie en formant des associations comme Tech Workers Coalition ou Tech Solidarity, pour sensibiliser leurs collègues au sort des milliers de gardiens, serveurs de cafétéria et chauffeurs de bus aux contrats moins généreux que les leurs. Ils découvrent les rouages de campagnes de syndicalisation réussies. En janvier 2017, plus de 3 000 gardiens de la baie de San Francisco employés par des groupes comme Facebook et Cisco rejoignent SEIU United Service Workers West. L’élection surprise de Donald Trump, fin 2016, va élargir la mobilisation au-delà de cette minorité politisée. De nombreux salariés manifestent pour la première fois lors des marches des femmes et pour la science. En décembre 2016, Leigh Honeywell, manager chez Slack, lance le « Never Again Pledge ». Ce manifeste, titré en référence à la fourniture de technologies d’IBM aux nazis, récolte 1 300 signatures en 48 heures. Les signataires refusent de « construire des bases de données ciblant des individus en fonction de leur race ou de leur religion ». Courant 2018, la lettre ouverte devient un outil très prisé. Les changements de direction chez Uber, après la publication en février 2017 d’un billet de blog sur le sexisme par une ingénieure, démontrent le pouvoir des témoignages. Le mouvement #MeToo confirme la tendance. Plusieurs salariés décident ensuite de s’opposer ouvertement aux projets de leurs employeurs. Le risque pour la suite de leur carrière reste modéré : leurs compétences sont très demandées. Ce n’est pas la première action militante des informaticiens de la Silicon Valley, mais les mouvements des précédentes décennies « visaient le gouvernement, rarement les sociétés », pointe Eric Roberts, professeur de sciences informatiques à Reed College, dans l’Oregon.

Non à la guerre

L’universitaire a dirigé pendant six ans le Computer Professionals for Social Responsibility, une association fondée au début des années 80 afin d’alerter le gouvernement sur l’usage risqué des logiciels dans son dispositif de défense antimissiles. Dans les années 90 et 2000, les combats menés se résument à « la défense de la liberté d’expression contre les tentatives de régulation des pouvoirs publics, de la mobilisation de l’Electronic Frontier Foundation en 1996 contre le Communication Decency Act et au soutien de nombreux informaticiens à WikiLeaks », évoque Dominique Cardon, directeur du Médialab de Sciences Po. L’acte I du mouvement a lieu le 4 avril 2018, quand Meredith Whittaker, directrice du groupe Open Research chez Google, publie une lettre sur le réseau social interne pour contester le projet Maven. Ce contrat de 15 millions de dollars prévoit la fourniture de solutions d’intelligence artificielle à l’armée américaine. Le logiciel analyse les images récoltées par drones pour améliorer la précision des attaques contre l’Etat islamique. En quelques jours, le document, qui demande l’annulation du contrat et une « politique claire affirmant que ni Google ni ses fournisseurs ne fabriqueront jamais de technologie visant à faire la guerre » est signé par plus de 4 000 salariés. Une demi-douzaine d’employés démissionnent carrément.

Et la transparence  ?

Les « Googlers » sont furieux car la mission a été tenue secrète par la direction pendant cinq mois après sa signature en septembre 2017. Or Google leur a toujours promis une grande transparence sur ses projets. Le moteur de recherche a ainsi instauré les « TGIF » (Thank God It’s Friday), des rendez-vous hebdomadaires où n’importe quel salarié peut s’adresser aux dirigeants. Les employés font aussi facilement remonter leurs critiques sur des « message boards » internes. En 2010, Liz Fong-Jones a l’occasion de tester ces mécanismes. Ses critiques sur l’obligation d’utiliser son état civil pour s’inscrire sur Google + sont écoutées par Vic Gundotra, le vice-président en charge du projet, qui finit par autoriser les pseudonymes. Mais l’explosion de la taille des entreprises et leur transformation en multinationales rendent les promesses de démocratie interne caduques. « C’est compliqué de maintenir la culture de départ qui encourageait les employés à ne pas être de simples exécutants quand on approche des 100 000 salariés », relève Manu Cornet, un ingénieur français, chez Google depuis plus d’une décennie.

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