Une période inédite a débuté, où les “dérèglements” ont surgi, en suscitant de nouveaux dans un effet boule de neige. Une vie en dents de scie a alors commencé pour les Français qui ont été amenés à s’adapter constamment, remettre en cause leurs habitudes et leurs stratégies de consommation.

Mouvement des Gilets jaunes (octobre 2018), mobilisation contre la réforme des retraites (décembre 2019), premier confinement covid (17 mars 2020), deuxième confinement covid (30 octobre 2020), couvre-feu covid (25 février 2021), début de la guerre en Ukraine (25 février 2022), canicule et sécheresse (printemps-été 2022), crise énergétique (automne 2022), en un peu plus de trois ans, les Français ont vécu une multiplication de crises qui n’ont pas été sans impact sur leurs comportements et leur mode de vie, renforçant des tendances antérieures ou entraînant des modifications profondes ou subtiles, parfois contradictoires. « Plutôt que d’adaptation, je préfère parler de soumission ou de contrainte, d’autant que tout dépend du lieu de vie des gens et de leur âge », nuance Yves Bardon, directeur du programme Flair d’Ipsos Knowledge Centre. Entre le pouvoir d’achat et la protection de la planète, où placer le curseur ?

Le local
Renforcée par la crise sanitaire, la notion de local* triomphe. Consommer, vivre, travailler, voyager… Partout, cela s’impose, et les jeunes y sont particulièrement sensibles : « La vraie utopie pour eux ne sera pas la mondialisation, qui ne fait plus rêver, mais le régional, le local. Ils voient plus d’avenir à s’impliquer dans leur ville et leur région », confirme Rémy Oudghiri, sociologue et directeur général de Sociovision (groupe Ifop).

Et tout commence avec l’alimentaire. L’étude In the Food for Good de Think Out en 2020 sur la transition alimentaire montre qu’avant le covid, quatre Français sur dix disaient qu’ils privilégieraient à l’avenir les circuits courts et les achats directs auprès des producteurs. L’enquête de Integral Ad Science (IAS) réalisée dix mois après le début de la crise sanitaire montre que 57% souhaitaientacheter local. À cela plusieurs raisons, dont la sécurité alimentaire.

À force de crises successives, la méfiance des Français dans la sécurité des aliments ne se dément pas. « Le local rassure, il contient dans son imaginaire les notions de tradition, de transmission, d’authenticité, de qualité », souligne Yves Bardon. Consommer local apparaît en même temps comme un comportement vertueux, responsable, bon pour les agriculteurs et bon pour la planète. Selon l’Observatoire des nouvelles tendances de consommation de l’institut Moaï, 50% de nos compatriotes font attention à consommer local et 11% pensent le faire bientôt (18% pour les 18-19 ans). Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), cueillette à la ferme et achat en direct des producteurs locaux se multiplient, la pression obligeant les enseignes de supermarché et hypermarché à renforcer leur offre. 51% des Français affirment être vigilants quant à l’origine géographique et la provenance du produit. En même temps, ils sont de plus en plus nombreux (60%) à lire lesingrédients ou la composition. D’où le succès du NutriScore (46% de nos concitoyens y font attention en 2022, contre 42% en 2021) et des applications nutritionnelles de type Yuka (45% des Français disent les utiliser).

Le vert
Depuis quelques années, sociologues et agents immobiliers constataient, pour une catégorie de la population française, le désir de quitter les métropoles pour une vie plus calme en périphérie des villes, dans des villes moyennes voire à la campagne, c’est ce que l’on appelle depuis la « néoruralité ». Cette migration significative vers les villes moyennes, les zones semi-urbaines ou rurales est plus sensible depuis la crise sanitaire, notamment initiée par de jeunes couples avec enfants à la recherche d’un logement-plus-grand-moins–cher-et-si-possible-avec-jardin-ou-grande-terrasse. D’autant que de nombreuses régions ou municipalités en France ont multiplié les incitations financières et lescampagnes de communication pour les attirer (Loiret, Sarthe, etc.). En même temps, sous l’influence de la récente crise sanitaire, les Français ont redécouvert le charme de l’Hexagone : le taux d’occupation des gîtes ruraux en 2022 est au plus haut, Airbnb a développé une offre « verte », et le tourisme local ne s’est jamais aussi bien porté avec de nouvelles offres plus durables : micro-aventure, wwoofing (ou comment bénéficier du gîte et du couvert en échange d’une tâche agricole ou de jardinage), randonnée à cheval, cyclotourisme, slow travel d’une virée en péniche ou encore staycation(contraction de stay et vacation) pour les citadins qui souhaitent s’évader en restant près de leur domicile…

Le rapport travail/distance
Pour toutes sortes de raisons, l’accélération en France depuis la crise du covid vers cette nouvelle norme d’organisation du travail qu’est le télétravail va perdurer sous la pression de l’État pour des raisons sanitaires, certes, mais également écologiques et d’économies d’énergie. Selon l’Ademe, un jour de télétravail entraîne une réduction de 69% du volume des déplacements par rapport à un jour au bureau. Mais, surtout, cette pratique a progressivement été adoptée par les salariés et est devenue un choix pour 68% d’entre eux, notamment en mode hybride (présentiel et distanciel), d’après le baromètre Télétravail et Organisation hybrides 2022 de Malakoff Humanis. Difficile aujourd’hui pour un directeur des ressources humaines de ne pas l’intégrer dans sa palette d’avantages s’il veut attirer et fidéliser des collaborateurs, et notamment les jeunes pour qui cette pratique présente celui de la flexibilité et du nomadisme, c’est-à-dire la possibilité de travailler d’où l’on veut.L’amélioration des infrastructures numériques sur le territoire et la montée en puissance du télétravail, la multiplication des « deuxièmes bureaux » (espaces de co-working, tiers lieux qui fleurissent dans les gares, les centres commerciaux, les lieux de restauration et même dans les zone rurales…),comme les appelle le sociologue Jean Viard, à proximité du domicile, a rendu plus facile le rapprochement entre le lieu de vie et le lieu de travail.

Cette propension à mener sa vie en mode atawad (any time, any where, anydevice), notamment chez les jeunes, se retrouve dans leurs habitudes d’achat. Ils sont de plus en plus nombreux à acheter sur Internet. Selon la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad), 84,9% des 15-24 ans et 91,7% des 25-34 ans (vs 41,8% des Français) ont procédé à des achats en ligne en 2021. Le marché total des ventes en ligne s’est élevé à 129 milliards d’euros en 2021 (+15,9% par rapport à 2020). Les produits les plus achetés sur Internet sont la mode/habillement (60%), les produits culturels (47%) et les jeux/jouets (45%). Et si Amazon est tellement plébiscité, c’est aussi pour la rapidité de ses livraisons (vive l’abonnement Amazon Prime !). Se faire livrer ses courses n’est plus une exception, et l’entrée dans la vie active de la génération Z (les 15-22 ans), génération grosse consommatrice d’Amazon, va encore bouleverser les comportements alimentaires des Français, car ils veulent se faire livrer tout, n’importe où et à n’importe quelle heure (fermant un peu les yeux sur les conditions de travail des livreurs et l’impact sur l’environnement).

Outre les jeunes, la livraison à domicile de produits alimentaires séduit de plus en plus. Ciblant en priorité les habitants des grandes villes, l’offre commence à s’étendre avec succès dans les villes moyennes et en zone semi-rurale, alors qu’en même temps, les Français, fans de la vente à emporter, se sont mis à la livraison de plats à domicile. Enflammée par le covid, cette tendance ne faiblit pas et semble être bien ancrée dans nos habitudes puisqu’elle a bondi de 35% sur un an au premier trimestre 2022, après avoir progressé de 85% en 2021 comparé à l’avant-covid, selon une étude de NPD Group. D’après un sondage Ifop pour HelloMyBusiness, un tiers de nos compatriotes a commandé au moins une fois en 2022 un repas à domicile, et 23% une fois ou plus par mois (20% des 25-34 ans disent commander au moins une fois par semaine).

L’usage vs la possession
Troc, échange, partage, location, seconde main sont des comportements alternatifs qui entrent de plus en plus dans le quotidien des Français. Les plateformes proposant la location (de quelques heures à quelques mois) d’outils, de moyens de déplacement (bateau, auto, vélo, trottinette…), de logement saisonnier, de vêtements et d’accessoires et aussi plus récemment de piscine, d’un coin jardin avec barbecue ou de mobilier fleurissent sur Internet. Longtemps montrés du doigt, l’achat d’occasion, la location (voire la sous-location de voitures proposée directement par certains constructeurs), la revente, la seconde voire la troisième main ou le reconditionnement des objets sont des comportements qui sont désormais libérés de tout a priori. Pour une partie de la population, c’est une nécessité (conjoncture tendue, pouvoir d’achat en berne). Pour l’autre, c’est une conviction (démarche éthique, durable, lutte contre le gaspillage, notamment dans la mode et contre la fast fashion). « On est vraiment passé d’une logique de possession à une logique d’usage », commente Rémy Oudghiri. Le marché de la location, par exemple, est en plein essor. D’après l’Observatoire Moaï des comportements de consommation 2022, trois Français sur quatre se disent prêts à louer au moins une catégorie d’articles, et plus du quart déclare avoir déjà « loué plutôt qu’acheté », avec un effet générationnel très fort sur les 18-24 ans. La réparation, quant à elle, devient un must pour neuf Français sur dix.

Il reste un domaine qui progresse peu : le covoiturage. Malgré les incitations gouvernementales, économiques et financières, les Français restent encore réservés. Ils ne sont que 6%, selon L’Observatoire France 2021 de Sociovision, à dire que c’est leur mode de transport préféré, loin devant la voiture, la marche à pied et le vélo. Pour les jeunes, il est vécu avant tout comme un « moyen de faire de l’argent ». La seconde main, a contrario, est véritablement entrée dans les mœurs. Une étude Tripartie estime le marché en France en 2022 à 7 milliards d’euros. Selon l’étude Fevad-Médiamétrie de janvier 2022, un e-acheteur sur deux a acheté sur Internet en 2021 des produits reconditionnés ou de seconde main. Pourquoi le font–ils ? Pour les uns, il s’agit de faire des économies (80%), pour d’autres d’acquérir des marques (51%) ou encore pour le plaisir de dénicher de bonnes affaires (50%). Les raisons écologiques ne viennent qu’en quatrième position (48%).

Sept acheteurs sur dix ont déjà proposé des produits à la vente sur Internet. À la rentrée de septembre 2022, l’achat de seconde main a été une solution pour 10% des familles, selon l’Observatoire des familles 2022 réalisé par BVA pour Kiabi. Pascale Gourlot, directrice du développement chez Moaï, le souligne bien : « Les Français ont réellement adopté d’autres modes de consommation et se montrent très enclins à rallonger la durée d’usage des produits en s’engageant de plus en plus dans l’économie circulaire. Ces comportements, précise-t-elle, ne sont néanmoins pas uniquement motivés par l’objectif d’être “vertueux”, ils le sont aussi – et de plus en plus – pour des raisons financières. » Cette tendance serait portée par les plus jeunes : 38% des membres de la génération Z contre 27% pour les Millennials préfèrent louer ou acheter en seconde main, selon une étude Kantar de 2022. Et une enquête Ipsos pour eBay montre que 80% des 18-24 ans envisagent d’acheter plus d’occasion à l’avenir. Offrir un objet d’occasion ou reconditionné n’est d’ailleurs plus un tabou pour 28% des Français interrogés par Kantar en septembre 2022.Certains consommateurs vont encore plus loin et se tournent vers de « nouvelles » alternatives, qui s’émancipent de l’argent et installent un autre mode de transaction. « Des initiatives, comme des “free troc parties”, des réseaux de troc entre voisins, ou même des “plant swap parties” sont organisées et bénéficient de plus en plus de visibilité. Certaines sont même supportées ou créées par des marques, qui se plient au jeu et espèrent gagner autre chose que de l’argent », commentait en octobre 2021 Félix Mathieu, associé et directeur du planning chez Lonsdale**.

Vers la déconsommation ?
Reste la grande inconnue… Comment les contraintes de pouvoir d’achat, l’urgence climatique et le contexte militaire impacteront-ils les comportements des Français ? Yves Bardon parle d’une nouvelle catégorie de Français : les « surpris », ces Français qui découvrent tout à coup qu’ils n’étaient pas aussi aisés qu’ils le croyaient. De son côté, Promise Consulting met en évidence dans la troisième vague de son étude « Nouveaux comportements des consommateurs français » trois profils de consommateurs qui s’inscrivent progressivement dans une stratégie de réduction d’achat : les Récessionnistes(29%, +4 points), qui vivent dans une véritable contrainte économique ; les Minimalistes (22 %, +2 points), qui ont fait le choix de limiter leur consommation car le shopping n’est pas une priorité ; les Vigiles (19 %, +4 points), acheteurs précautionneux qui sont dans la procrastination. Ensemble, ils pèsent près des trois quarts de la population française. « Ce sont des profils d’autant plus à surveiller que si la France entrait en récession, ilsseraient probablement les premiers acteurs d’une baisse de la consommation »,souligne Philippe Jourdan, associé fondateur de Promise Consulting.

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