La fermeture des librairies Gibert Jeune situées autour de la place Saint-Michel, à Paris, a fait l’objet de nombreux commentaires. Certains nostalgiques y voient la disparition d’un Paris idéalisé qui n’existe plus que dans les brochures mi-commerciales mi-touristiques éditées par les compagnies aériennes. D’autres regrettent, à juste titre, le retrait continu du commerce culturel face à la spéculation immobilière dans le Quartier latin, un lieu inscrit à jamais dans la mémoire estudiantine. Gibert «faisait» le quartier comme Tati «faisait» Barbès, ainsi que l’a bien montré l’anthropologue Emmanuelle Lallement (1).

L’attachement à ces commerces reposait sur des prix attractifs, sur l’ambiance singulière qui y régnait, sur le monde que l’on y croisait, mais aussi sur le charme qui se dégageait paradoxalement de la vétusté des locaux. Au-delà de la transaction, c’est à la flânerie qu’étaient dédiés ces lieux, flânerie encouragée par des dispositifs commerciaux adaptés que sont le vrac et les bacs, dont certains étaient situés à même le trottoir, comme c’est aussi le cas chez Boulinier, autre enseigne séculaire déplacée du boulevard Saint-Michel en raison de l’augmentation du bail locatif.

La partie visible de l’accélération numérique
Le regret exprimé vis-à-vis de la disparition de ces lieux de commerces familiers, dont le pouvoir d’attraction rayonnait bien au-delà de la capitale, ne doit pas laisser dans l’ombre les mutations du commerce de détail que la crise sanitaire a indéniablement accélérées. Les confinements successifs ont imposé une nouvelle norme commerciale : le magasin connecté. Chacun a pu observer, en y participant, la progression spectaculaire du e-commerce alimentaire sous différentes formes, du «drive voiture» au «drive fermier», en passant par le «drive piéton», point de retrait de courses commandées en ligne sur les sites des grands distributeurs. La crise a également fait émerger des start-up, prestataires des petits commerces, des artisans, mais aussi des maraîchers pour «numériser» leur activité de vente au détail.

La fermeture de Gibert Jeune traduit un mouvement plus profond, celui de la plateformisation du commerce de détail. Si le drive piéton est aujourd’hui la partie visible de l’accélération numérique, l’essor des dark stores (magasins fantômes dédiés à la préparation de commandes) illustre plus discrètement cette plateformisation de l’approvisionnement. Ce modèle, qui se rapproche de celui des dark kitchens dans le secteur de la restauration, ne signe pas la disparition immédiate des supermarchés ou des supérettes urbaines, mais il pose un certain nombre de questions relatives à l’avenir des distributeurs.

«Au même titre que les grandes surfaces, les zones logistiques [des plateformes] opérant sur le marché du commerce de détail devraient être soumises aux règles de l’urbanisme commercial instituées dès les années 60.»

—  Vincent Chabault, sociologue

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