Pour s’en convaincre, il suffit de lire le récit tout juste paru de Pierrick Bourgault, « Nos racines paysannes » (Editions Ouest-France), fruit d’entretiens avec Lucienne et Louis, respectivement âgés de 93 et 97 ans, bon pied, bon oeil dans leur « résidence autonomie ». Ce couple de paysans a vécu toutes les transformations du monde agricole. A l’époque de leur jeunesse sarthoise, on attelait les chevaux pour le labour, on allait chercher l’eau au puits, on rentrait les moissons dans les greniers, on parlait le patois du Maine, on se contentait d’un régime monotone à base de patates et de haricots, on s’habillait en chemise à manches longues et on rencontrait son âme soeur aux kermesses. La vie se passait au village, où l’on comptait pour 400 habitants une épicerie, deux cafés, un menuisier, un boulanger, un charron, un maçon, un maréchal-ferrant… Lucienne et Louis nous racontent une existence à peu près inchangée sur quinze mille ans de sédentarisation. Nos « racines paysannes » sont nos racines humaines.

Puis vinrent les tracteurs du plan Marshall, l’eau courante, le remembrement rural, la migration vers l’Indre-et-Loire à la recherche de terres plus vastes, les engrais et les insecticides. Lucienne et Louis durent s’atteler à construire une ferme moderne. Une fois à la retraite, ils ont vu arriver les néoruraux fascinés par la permaculture. Ils sont ainsi passés par le cycle complet de l’évolution agricole, du traditionnel au bio en passant par le conventionnel. Ils ont connu les haies que l’on taille au hachot, puis que l’on abat au bulldozer, et enfin que l’on replante ; les mares dont on se méfie, puis que l’on assèche avant de les ressusciter en « zones humides ». Que nous apprend cette dialectique ?

Le progrès infini
Première leçon : ce n’était pas mieux avant. « Les gens qui disent ‘c’était le bon temps’ ne savent pas de quoi ils parlent », explique Lucienne, sans préciser si elle vise Eric Zemmour ou Alain Finkielkraut. « On passait la journée tête baissée pour arracher des navets. Ensuite, il fallait les laver à la mare dans un baquet, avec un vieux balai, dans le froid. » L’arrivée de la trayeuse fut une bénédiction, l’ensachage automatique un miracle. L’électricité, le téléphone et le chauffage central, qui semblent un acquis trivial à notre génération gâtée, continuent à émerveiller le couple. Conclusion de Louis, à méditer par nos hordes de réactionnaires urbains et connectés : « La nostalgie est un mensonge qui empêche de s’adapter au présent. »

Deuxième leçon : l’écologie est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux écolos. Lucienne et Louis regrettent d’avoir écouté sans broncher les ingénieurs agronomes des années 1960 qui leur promettaient le progrès infini. Ce n’est pas pour se jeter aujourd’hui dans les bras des gourous du retour à la terre. Louis reste sceptique sur la viabilité économique de la permaculture . « A la télé, dit-il, on voit un gars qui cherche sous les feuilles et déterre une grosse carotte, comme ça, par hasard… Moi qui connais la concurrence entre les plantes, je me dis : c’est pas possible, il l’a enterrée avant ! » Respecter les écosystèmes n’implique pas de renoncer à la technologie. A l’heure où la réforme de la PAC est âprement discutée , l’histoire de Lucienne et Louis plaiderait pour un redéploiement massif des subventions vers l’agriculture raisonnée.

Dernière leçon, universelle : donnons la parole aux anciens !

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