Pour quitter le monde des idées, une innovation ne doit pas simplement fonctionner techniquement. La preuve : Aramis a été testé avec succès durant plusieurs années sans accueillie de voyageurs à l’aéroport d’Orly, et pourtant le projet a été définitivement abandonné en 1987. C’est la deuxième leçon de Bruno Latour dans son livre : la faisabilité technique d’une innovation ne suffit pas à la rendre réelle. Les navettes autonomes aujourd’hui en circulation peuvent donner cette même impression : la faisabilité technique semble avoir été privilégiée au détriment d’une réflexion plus large, pourtant indispensable, sur son adoption et le contexte dans lequel elle pourrait s’inscrire. « Ces expérimentations ne sont que du côté de la technique,  des acteurs industriels, constate le sociologue Jérôme Denis. D’ailleurs, les villes qui accueillaient ces navettes autonomes n’étaient pas vraiment impliquées dans ces projets, c’est la raison pour laquelle la plupart de ces expérimentations se sont arrêtées. On ne disait pas ‘Nous sommes en train d’expérimenter ce qu’est qu’un espace public’, on disait simplement ‘Nous expérimentons le véhicule’. Ça ressemble beaucoup à la trajectoire d’Aramis, où l’on ne faisait finalement que tester la technique. »
Plusieurs expériences de navettes autonomes ont ainsi été arrêtées prématurément, faute d’avoir rencontré leur public et à cause de problèmes techniques récurrents.

Vision technicienne des ingénieurs
Même si la technologie était au point dans le cas d’Aramis – et qu’elle tend à le devenir dans le cas des véhicules autonomes – l’une des principales leçons de l’ouvrage de Bruno Latour est que la réussite d’une innovation dépend moins de l’efficience de la technique que de la richesse des dialogues entre acteurs issus de différentes disciplines.
Le sociologue des sciences avance ainsi dans son enquête que tout objet technique doit être considéré comme un projet de recherche à part entière et fustige le cloisonnement des disciplines et la vision trop technicienne des ingénieurs. Faisant parler Aramis à la fin de l’ouvrage, il écrit ceci : « Nous les objets techniques, nous ne sommes rien de technique. Vous tous les ingénieurs (…) nous haïssez, nous les techniques. Un élu local en sait plus sur la recherche, sur l’incertitude, sur la négociation que vous qui vous dites techniciens. »

Pour permettre la généralisation des voitures autonomes, faudrait-il interdire la circulation des vélos, jugés trop imprévisibles par les capteurs des véhicules automatisés ?

Ce plaidoyer pour une approche multidisciplinaire de la technique résonne particulièrement avec les enjeux soulevés par le déploiement potentiel des voitures individuelles autonomes de niveau 5 dans nos villes. Leur généralisation impliquerait en effet des changements drastiques dans notre manière d’appréhender l’espace urbain, aussi importants que ceux qui ont accompagné le déploiement de la voiture automobile au début du XXe siècle et que raconte si bien Peter D. Neurton dans son livre Fighting Traffic: The Dawn of the Motor Age in the American City (MIT press, 2011). « La voiture a été une transformation incroyable, avec des interdictions juridiques, morales, des transformations physiques de nos espaces. Cela donne à voir l’ampleur des transformations qu’il devrait y avoir si on voulait vraiment que les voitures autonomes se déploient dans les villes…  », complète Jérôme Denis.
Pour permettre la généralisation des voitures autonomes, faudrait-il interdire la circulation des vélos, jugés trop imprévisibles par les capteurs des véhicules automatisés ? Restreindre l’espace accordé aux piétons ? Outre une indispensable réforme du code de la route, l’homogénéisation et la connexion des infrastructures routières, de telles transformations nécessiteraient au préalable l’ouverture d’un large débat public.
À moins d’appréhender la voiture autonome de façon écosystémique et pluridisciplinaire, comme l’appelait de ses vœux Bruno Latour, la généralisation de cette innovation risque fort de rester au stade de projet, rejoignant Aramis au cimetière des projets techniques potentiellement révolutionnaires mais avortés. À la fin de son essai, le philosophe des sciences évoquait d’ailleurs la mort annoncée d’un projet de voiture intelligente du nom de Prometheus en ces termes : « Dans cinq ans, j’irai te l’étudier, ton Prometheus, mon pauvre petit ingénieur, on me demandera une autre étude post-mortem. »

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