Oubliée la légende de la sardine qui boucha l’entrée du Vieux-Port. A Marseille, on ne parle plus que de la « base Martha », même si l’énorme bunker n’est plus que l’ombre de lui-même. Il avait pourtant survécu au pilonnage des bombardiers anglo-américains jusqu’à la Libération de Marseille en août 1944. Au fil du temps, les figuiers sauvages avaient envahi les bâtiments abandonnés. Aujourd’hui, le site est entièrement recouvert par un complexe de data centers flambant neufs.

Cinq ans après avoir pris possession du lieu, Digital Realty, numéro 1 mondial de l’hébergement des data centers, a complètement remodelé la base de sous-marins héritée du Troisième Reich et jamais achevée, au bout du Grand Port de Marseille, au pied des collines de La Calade. C’est une citadelle de salles blanches (25.000 m2) qui a vu le jour entre l’usine Panzani et la fameuse digue du Large qui remonte à 1844. Un véritable Fort Knox numérique ultra-sécurisé, où l’on ne pénètre qu’après avoir montré trois fois patte blanche.

Le plus long câble du monde
« Avec Bouygues, on a transformé cette ancienne base sous-marine en obtenant une convention d’occupation temporaire de 49 ans », se félicite Fabrice Coquio, président de Digital Realty France, depuis la terrasse qui domine les terminaux du Grand Port maritime. Pionnier des « autoroutes numériques » et cofondateur d’Interxion, qui a fusionné avec Digital Realty en 2020, il est l’un des premiers à avoir cru au potentiel de Marseille en termes de « hub numérique ». Pour lui, l’arrivée de 2Africa – le plus long câble du monde – dans la capitale phocéenne, en novembre 2022, a marqué un tournant. Elle a propulsé Marseille dans la cour des grands. En dix ans, la cité phocéenne est passée du 44e au 7e rang mondial, avec 17 câbles sous-marins reliant 53 pays et 4,5 milliards de personnes. L’objectif est de passer à la 5e position fin 2024 avec 23 câbles raccordés, en doublant Hong Kong et Singapour.
Portée par Meta et plusieurs partenaires télécoms tels qu’Orange ou Vodafone, cette infrastructure de 45.000 km est déjà arrivé au Mozambique et en Afrique du Sud en février. Son achèvement est prévu fin 2023. « Avec une capacité de 160 térabits/seconde, 2Africa va représenter une révolution pour la connectivité en Afrique », martèle Fabrice Coquio. « Virtuellement, avec 2Africa, Lagos, Le Cap ou Djibouti se retrouvent dans la banlieue de Marseille et vice versa. C’est comme une autoroute à 16 voies où l’on donne des couloirs aux partenaires, même si Meta est majoritaire », ajoute-t-il.

La razzia des Gafam
Le lancement de 2Africa consacre aussi l’émergence des gros acteurs des contenus (Google, Meta, Microsoft) dans les câbles sous-marins.« C’est le premier câble qui va permettre d’ouvrir une connexion directe entre l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient et de créer un écosystème de data centers dans certains pays comme le Mozambique ou la Côte d’Ivoire. A la différence d’Equiano, nous serons sur les deux façades du continent africain », explique Cynthia Perret, qui pilote le projet 2Africa pour le compte de Meta, à Londres.
L’intérêt des grands acteurs américains de l’Internet pour des hubs comme Marseille s’explique avant tout par la réduction des coûts dans cette industrie. « En vingt ans, on a divisé par dix le prix d’un câble et on a multiplié par 50 sa capacité de transport en termes de térabits : le coût a baissé d’un facteur 500 sur chaque liaison, tout en réduisant le temps de latence », explique Fabrice Coquio. Historiquement, les grands opérateurs de câbles sous-marins étaient plutôt British Telecom, ATT, Orange… Depuis quatre ou cinq ans, ce sont essentiellement les Gafam qui financent la nouvelle génération . « Orange est le seul gros acteur français qui investisse dans les câbles sous-marins. L’opérateur joue le rôle de petite main de Meta, qui lui délègue une partie minime de la capacité en échange », observe Camille Morel, auteure d’un récent état des lieux de la géopolitique du câble sous-marin (voir encadré) . Il en va ainsi du câble transatlantique Dunant (piloté par Google) arrivé à Saint-Hilaire-de-Riez, en Vendée, en 2021, du câble Amitié (Meta-Facebook) à Bordeaux, ou de Marea (Microsoft et Facebook) à Bilbao (voir encadré en fin d’article).

Tensions entre Pékin et Washington
En revanche, le câble Peace (Pakistan and East Africa Connecting Europe), arrivé en 2022 à Marseille, a été commandé directement par l’Etat chinois à l’opérateur Hengtong, fournisseur chinois de services de réseaux d’énergie et d’information. Relié à Djibouti, où se trouve une base navale chinoise, Peace doit aussi permettre à l’opérateur Orange d’acquérir de nouvelles capacités dans l’océan Indien et de relier Marseille au Kenya, à travers la ville de Mombasa, pour soutenir et porter la croissance des débits en Afrique de l’Est.
« L’arrivée de Peace à Marseille a posé pas mal de questions. Car il existe une pression forte des Anglo-Saxons pour exclure des câbles portés par des acteurs chinois », ajoute Camille Morel en évoquant l’impact des tensions croissantes entre Washington et Pékin. Pour preuve : le projet de câble sous-marin SMW6, programmé entre Singapour et Marseille pour 2025, a dû revoir son tour de table pour cause de rivalités politico-commerciales. China Telecom et China Mobile ont annulé leur participation au financement en dénonçant l’attribution du contrat de construction du câble à l’américain SubCom. Mais pour Fabrice Coquio, le coup est parti. Le Grand Port maritime de Marseille, présidé par Hervé Martel, a désormais toutes les cartes en mains pour devenir le « premier port-hub du monde ».

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