« United States v. Google LLC », le grand procès qui s’est ouvert le 12 septembre à Washington, peut déjà être qualifié d’historique : c’est la première fois depuis un quart de siècle et le procès Microsoft qu’un grand groupe américain doit se défendre contre des accusations d’abus de position dominante par le gouvernement fédéral.

Depuis l’adoption du Sherman Antitrust Act en 1890, une dizaine de batailles judiciaires ont forgé le profil de « corporate America », de la Standard Oil à l’US Steel en passant par AT&T ou IBM. « Ces affaires sont presque toujours dirigées contre des entreprises de haute technologie qui contrôlent un secteur clé de l’économie et, qu’elles soient gagnées ou perdues, elles déterminent ce à quoi ressemblera notre société à l’avenir », rappelait en amont du nouveau procès un apôtre de la concurrence, Matt Stoller, expert au sein du cercle de réflexion American Economic Liberties Project.

Un périmètre limité
Le procès Google ne suscite pourtant pas la même électricité médiatique qu’il y a un quart de siècle. Comme l’illustre Jessica Lessin , baromètre de la Big Tech et fondatrice du site The Information : « Ecoutez n’importe quelle conversation dans la Silicon Valley et vous entendrez parler de grands modèles de langages, de budgets pour les développeurs d’OpenAI, du marché des introductions en Bourse et de savoir si quelqu’un est allé à l’événement Apple. En revanche, vous n’entendrez pas parler du plus grand procès antitrust intenté par le gouvernement depuis trente ans, celui qui oppose Google au ministère de la Justice. »
Avec de multiples raisons, analyse-t-elle : Google n’est plus qu’une entreprise puissante parmi beaucoup d’autres, le procès se concentre sur un périmètre malgré tout limité (le moteur de recherche) et le groupe de Mountain View a beaucoup oeuvré pour paraître « plus sympathique, plus aimable et plus respectueux des consommateurs » que ses concurrents.

Du Gilded Age à l’âge numérique
Un grand procès peut-il ranimer la flamme proconcurrence aux Etats-Unis ? Thomas Philippon, professeur à l’université de New York NYU, avait fait la démonstration du « grand retournement » de situation ( « The Great Reversal »), ou comment les Etats-Unis étaient passés d’un régime de concurrence acharnée, qui garantissait des prix bas, à un système verrouillé, où l’Europe plus régulatrice était finalement devenue le meilleur allié du consommateur.
Pour assurer une saine concurrence, il faut deux choses, rappelait la sénatrice démocrate Amy Klobuchar dans son ouvrage récent « Antitrust » (Knopf éd., 2021), sous-titré « s’attaquer au pouvoir des monopoles, du Gilded Age [l’âge d’or des premières grandes fortunes industrielles aux Etats-Unis, à la fin du XIXe siècle] à l’ère numérique » : « Une réglementation intelligente et l’application de la législation antitrust. »
Le Congrès a affiché son ambition, avec de multiples auditions et enquêtes. Mais la vaste offensive promise il y a trois ans pour dissuader les pratiques anticoncurrentielles dans le secteur, comme la préférence pour ses propres produits sur les plateformes, est restée lettre morte jusqu’ici, malgré un soutien bipartisan en commission. Et c’est paradoxalement un démocrate, le chef de la majorité du Sénat, Chuck Schumer, qui bloque pour l’instant l’accès de ces textes à la séance plénière.

Au lendemain de l’ouverture du procès de Google, le sénateur de New York recevait d’ailleurs le PDG de sa maison mère (Alphabet), Sundar Pichai, dans une réunion privée avec tous les dirigeants de la Big Tech (d’Elon Musk à Mark Zuckerberg), pour parler avec les élus « des opportunités et des défis » de l’intelligence artificielle. « Une cocktail party », a raillé une association. En tout cas, un nouveau chantier alors que le Congrès n’a déjà pas géré les dossiers plus anciens de la responsabilité des plateformes (section 230) ou de TikTok.

Mouvement de balancier
Du côté des agences fédérales – le pouvoir exécutif -, le mouvement de balancier est engagé : Joe Biden, qui veut redonner du pouvoir aux consommateurs, a nommé deux partisans d’une rénovation profonde des règles de concurrence, Lina Khan à la Federal Trade Commission (FTC) et Jonathan Kanter à la division antitrust du ministère de la Justice (DoJ). A coups de plaintes, d’enquêtes et de nouvelles lignes directrices, ils testent leur doctrine qui doit s’adapter à l’économie numérique. Mais sans avoir encore réalisé de réelle percée.
Reste le pouvoir judiciaire en aval de la politique de concurrence. « Sans les bonnes personnes, l’application de la législation antitrust est vouée à l’échec ou à l’impuissance », juge la sénatrice Amy Klobuchar à propos des hauts fonctionnaires et des juges – une manière, d’ailleurs, de dire que tout s’interprète aux Etats-Unis, comme l’ont effectivement montré les juges de la Cour suprême.
Au-delà des dossiers, le poids du juge a de fait souvent été central dans les grands procès de concurrence aux Etats-Unis. En 1982, Harold Greene avait cassé le monopole de l’opérateur téléphonique AT&T, pour modifier en profondeur le marché des télécoms. A l’inverse, le juge Thomas Penfield Jackson, qui officiait dans le procès Microsoft, avait été critiqué pour sa partialité – et Microsoft avait obtenu sa revanche en appel. Pour le juge Amit Mehta, qui décidera du sort de Google, l’histoire n’est pas encore écrite.

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